L’arrêt KILIKILI sur la qualité de citoyen de la Nouvelle-Calédonie


03-04-2008
Par Admin Admin

 Un commentaire de Carine DAVID, docteur en droit.
 
Avec l’arrêt de la Cour de cassation du 26 mai 2005 (Kilikili, pourvoi n° B 05-60.166), les conditions d’obtention de la qualité de citoyen de la Nouvelle-Calédonie trouve un éclaircissement attendu (voir François Garde, « Les institutions de la Nouvelle-Calédonie », L’Harmattan, 2001). Cet arrêt peut être téléchargé ici :
Concept nouveau en droit français, la citoyenneté locale de Nouvelle-Calédonie est une citoyenneté différenciée qui se superpose aux citoyennetés française et européenne. Comme ces dernières, elle a pour principal corollaire l’exercice de droits politiques, et plus précisément le droit de vote aux élections aux assemblées de province et au Congrès de la Nouvelle-Calédonie. En cela, elle se différencie des citoyennetés revendiquées par d’autres collectivités d’outre-mer telles que la Polynésie française ou la Guyane, qui sont des citoyennetés économiques et sociales.

Un des points clé de l’Accord de Nouméa (J.O.R.F. du 27 mai 1998, p. 8039), signé le 5 mai 1998 entre les représentants de l’Etat français et des deux principaux mouvements politiques de Nouvelle-Calédonie, a consisté en une restriction du corps électoral appelé à voter pour la désignation des membres des assemblées de provinces dont le congrès de la Nouvelle-Calédonie constitue une émanation. Autorisée par l’article 77 de la Constitution, cette dérogation au principe constitutionnel d’égalité devant le suffrage a vu ses modalités d’application précisées par l’article 188 de la loi organique du 19 mars 1999 (J.O.R.F. du 21 mars 1999, p. 4197).

Conformément aux stipulations de l’Accord de Nouméa, une durée de résidence de dix ans en Nouvelle-Calédonie (sous réserve de la révision constitutionnelle qui pourrait avoir lieu pour mettre en place un corps électoral gelé) est exigée avant de pouvoir prétendre à la qualité d’électeur pour la désignation des membres du Congrès et des assemblées de province. Toutefois, afin de tenir compte de certaines contraintes liées à l’insularité et à l’éloignement, le législateur organique a prévu que « les périodes passées en dehors de la Nouvelle-Calédonie pour accomplir le service national, pour suivre des études ou une formation ou pour des raisons familiales, professionnelles ou médicales ne sont pas pour les personnes qui y étaient antérieurement domiciliées, interruptives du délai pris en considération pour apprécier la condition de domicile ». C’est l’interprétation de cette disposition qui était en question devant  la Cour de cassation.

Par la disposition litigieuse, les parlementaires ont en effet entendu tenir compte de la situation de personnes nées en Nouvelle-Calédonie ou y ayant résidé pendant une longue durée et qui, s’étant absentées du territoire pour diverses raisons légitimes, se seraient vues privées du droit de participer à la désignation des élus territoriaux, faute de remplir les conditions de résidence.

A cet égard, la situation du requérant constitue un cas d’école. Né en Nouvelle-Calédonie en 1971 et sportif de haut niveau, Monsieur Kilikili part faire son service national en métropole dans un centre d’entraînement de l’armée en 1993. Après avoir rempli ses obligations militaires, il réussit à un concours et est titularisé dans la fonction publique territoriale métropolitaine à partir du 1er mai 1995. Il ne retourne en Nouvelle-Calédonie que le 1er octobre 2001 lorsqu’il obtient un détachement dans le cadre territorial de Nouvelle-Calédonie. M. Kilikili demande alors à être inscrit sur la liste électorale spéciale afin de pouvoir voter aux élections provinciales.
La commission administrative spéciale chargée de statuer sur sa demande refuse son inscription au motif que son absence du territoire est injustifiée de 1995 à 2001. Monsieur Kilikili conteste cette décision devant le tribunal de première instance de Nouméa. Par jugement du 8 avril 2005, les juges de première instance déboutent le requérant de sa demande au motif que les conditions de son séjour en métropole ne respectent pas « l’esprit de la loi organique » statutaire. Pour en arriver à une telle conclusion, les juges se fondent sur plusieurs considérations. Tout d’abord, ils estiment que le séjour du requérant est trop long pour être considéré comme rentrant dans les hypothèses prévues par le législateur organique. Ensuite, il est reproché à Monsieur Kilikili d’avoir volontairement prolongé son séjour au-delà de la durée du service national. Enfin, le tribunal estime que le requérant , loin de devoir rester dans une position de détachement aurait dû demander son intégration dans le cadre local. Pour les juges de première instance, l’ensemble de ces circonstances font que l’éloignement de Monsieur Kilikili ne respecte pas « l’esprit de la loi organique ».

Cette décision du Tribunal de première instance de Nouméa était contestable. Effectivement, la Cour de cassation  apporte une toute autre réponse à la question.

Par une heureuse décision, la Cour de cassation casse et annule, dans toutes ces dispositions, le jugement rendu par le Tribunal civil de Nouméa au motif que la juridiction de première instance a ajouté à la loi organique des conditions qui n’y figurent pas.

Pour les juges de première instance, le séjour hors de Nouvelle-Calédonie doit remplir un certain nombre de conditions pour être considéré comme non interruptif du délai de résidence, au moins en ce qui concerne les séjours professionnels. Or, chacune de ces conditions paraît contraire aux orientations définies par l’Accord de Nouméa, et donc à l’esprit de la loi organique.

1 – Tout d’abord, l’éloignement devrait être limité dans le temps. Pourtant, ni la loi organique ni les travaux parlementaires ne font apparaître une telle condition.

Le cas échéant, il semble difficile de fixer arbitrairement une durée butoir au-delà de laquelle un ancien résident perdrait sa qualité de citoyen local ou arrêterait de capitaliser du temps pour le devenir. L’effet de seuil qui en découlerait ne pourrait être que source d’inégalité. De même, une appréciation au cas par cas pourrait s’avérer fort délicate pour la commission compétente ou le juge. Elle imposerait au surplus d’édifier une ligne jurisprudentielle claire, difficile à déterminer dans une matière aussi sensible.

En outre, cela pose la question de la portée de l’expression « pour les personnes qui y étaient antérieurement domiciliées », la notion d’antériorité manque ici de référent. En effet, soit l’antériorité est comprise par rapport à la loi organique, soit elle s’entend dans l’absolu. La première hypothèse, qui paraît la plus vraisemblable, permettrait aux personnes nées en Nouvelle-Calédonie ou y ayant résidé pendant un certain temps avant la conclusion de l’Accord de Nouméa de bénéficier d’une présomption d’acquisition de la citoyenneté, alors que dans la seconde, n’importe quelle personne venue vivre en Nouvelle-Calédonie pour quelques années, puis repartie pour des raisons personnelles ou professionnelles, pourrait ultérieurement prétendre à la citoyenneté locale.

2 – Ensuite, pour ne pas être considéré comme interruptif du délai, le séjour hors de Nouvelle-Calédonie ne devrait pas être volontaire. En conséquence d’une telle interprétation, seules les mutations d’office ou les formations imposées par les employeurs en dehors de la Nouvelle-Calédonie sembleraient acceptables au regard de la loi organique pour conserver la qualité de citoyen calédonien.

Outre sa sévérité excessive et son caractère injustifié, cette obligation paraît tout à fait contraire à l’esprit de l’Accord de Nouméa et donc de la loi organique. En effet, dans la perspective de former des cadres calédoniens, l’Accord de Nouméa, dans le prolongement de l’Accord de Matignon, encourage la formation professionnelle en dehors de la Nouvelle-Calédonie. Le programme « 400 cadres », remplacé par le programme « cadre avenir » prévoit une distribution de bourses à cet effet. Dès lors, combinée à la première obligation imposée par les juges de première instance, cela signifierait qu’un calédonien quittant le territoire pour suivre une formation de niveau bac + 5, éventuellement suivi d’une expérience professionnelle perdrait à coup sûr sa qualité de citoyen ou, le cas échéant, toute chance de l’acquérir.

3 – Enfin, le tribunal de première instance semble exclure qu’un fonctionnaire du cadre métropolitain puisse être citoyen calédonien puisque l’un des motifs invoqués par les juges de première instance pour refuser à Monsieur Kilikili la qualité de citoyen calédonien réside dans son maintien dans la position de détachement, en lieu et place d’une demande d’intégration dans le cadre local.

Pourtant, de nombreux citoyens calédoniens sont fonctionnaires de l’Etat, y compris dans l’administration judiciaire locale. Travaillant dans des administrations ou des établissements publics de l’Etat en Nouvelle-Calédonie, ils ne sont pas pour autant exclus de la citoyenneté locale. Il n’y a donc aucune antinomie entre la qualité de citoyen calédonien et de fonctionnaire de l’Etat français.

L’orientation donnée à la loi organique par le Tribunal de première instance de Nouméa parait totalement décalée par rapport à la volonté des négociateurs de l’Accord de Nouméa. En effet, cet accord est basé sur l’idée de « destin commun » pour que toutes les composantes de la population calédonienne aient enfin la volonté de vivre ensemble. Pour ce faire, est mise en place à leur bénéfice une citoyenneté différenciée qui a pour principal corollaire le droit de vote aux élections locales.

Or, considérer qu’un natif de Nouvelle-Calédonie, qui a quitté son territoire natal à l’âge de 22 ans pour effectuer son service militaire et qui y revient à l’âge de 30 ans, ne peut pas prétendre à la citoyenneté calédonienne parait pour le moins discutable, au surplus lorsqu’un des éléments qui lui est reproché est d’être fonctionnaire de l’Etat…

Au surplus, alors que l’arrêt Py rendu par la Cour européenne des droits de l’homme le 11 janvier 2005 (Py contre France, 11 janvier 2005, a remis à l’ordre du jour une réforme constitutionnelle visant à figer le corps électoral, l’interprétation stricte de la loi organique par les juges de première instance aurait pour conséquence de priver définitivement M. Kilikili de la qualité de citoyen calédonien, eu égard à la date à laquelle le requérant est revenu en Nouvelle-Calédonie.

Finalement, tel est pris qui croyait prendre : le tribunal de première instance qui a refusé la citoyenneté calédonienne à Monsieur Kilikili au motif que sa situation ne répondait pas à l’esprit de la loi organique est censuré par la Cour de cassation. En ajoutant aux dispositions statutaires des conditions qui n’y figuraient pas, c’est bien le juge de première instance qui n’a pas respecté l’esprit de la loi organique : celui-ci  ne va certainement pas dans le sens de l’exclusion des personnes nées en Nouvelle-Calédonie, ayant passé quelques années en métropole pour des raisons professionnelles, de la citoyenneté locale et donc de la construction d’un destin commun.