L’état d’urgence sanitaire s’applique à la Nouvelle-Calédonie


25-01-2021

Commentaire de la QPC n° 2020-869 QPC du 4 décembre 2020

Ce commentaire a fait l’objet d’une publication, en format court, le 12 février 2021 dans la revue nationale Jus politicum, JPblog. Vous pouvez y accéder en suivant ce lien : https://blog.juspoliticum.com/2021/02/12/letat-durgence-sanitaire-sapplique-a-la-nouvelle-caledonie-par-mathias-chauchat/

La Nouvelle-Calédonie fait exception dans la pandémie mondiale de la Covid-19. Outre le fait que le pays soit encore exempt de cas autochtones de la maladie, il a mené une stratégie de défense très différente de la France en utilisant son insularité pour se fermer aux vols internationaux et certaines liaisons maritimes et ainsi se protéger, à la différence par exemple de la Polynésie française aujourd’hui infectée. Les indépendantistes y ont de plus contesté la prétention de l’État de gérer la crise sanitaire à la place du pays. Il y a d’ailleurs lieu de souligner que c’est bien l’action des autorités sanitaires de la Nouvelle-Calédonie, et nullement celle de l’État, qui a permis, grâce à ce contrôle aux frontières, de sauvegarder les libertés publiques des 275 000 habitants du pays : peut-être est-il difficile de l’imaginer depuis Paris, mais la Nouvelle-Calédonie vit encore dans le monde d’avant, où tout un chacun peut librement visiter ses proches, aller au cinéma ou au restaurant sans contrainte, prendre des transports en commun ou organiser les fêtes de fin d’année librement. La campagne du référendum du 4 octobre 2020 a d’ailleurs pu se dérouler sans aucune contrainte autre que celle du respect de la quatorzaine sanitaire en milieu dédié des observateurs internationaux.

La France métropolitaine est continentale, avec un nombre très élevé de points d’entrée et des relations étroites avec ses voisins. Fermer les frontières pour se protéger d’un virus y est impossible. Dès lors, les autorités ont dû se contenter d’une stratégie visant à éviter une propagation trop rapide, conduisant à la saturation du système hospitalier.

La situation de la Nouvelle-Calédonie est totalement différente : c’est un territoire insulaire avec quasiment deux seuls points d’entrée, le port et l’aéroport, sur lesquels les services sanitaires calédoniens assurent une surveillance permanente et attentive. Le pays n’est quasiment pas utilisé pour le transit et il est situé dans le Pacifique Sud, dernière zone géographique encore peu atteinte par le coronavirus. La peur d’une installation locale du virus était réelle et légitime car les études montraient que l’obésité, le diabète ou l’hypertension étaient des facteurs de comorbidité importants du covid-19 ; or ces maladies présentent une prévalence très élevée au sein des communautés océaniennes et les Kanak ont conservé une douloureuse mémoire des maladies infectieuses apportées par les occidentaux, et qui ont entrainé pour leurs populations, durant le XIXème siècle et le début du XXème, une très forte mortalité.

La stratégie sanitaire du pays, identique à celle de la Nouvelle-Zélande et d’autres îles du Pacifique, a consisté ainsi à tout faire pour éviter de mettre en contact la population calédonienne avec les voyageurs potentiellement infectés arrivant sur le territoire, et ainsi éviter une installation locale du virus qui, sinon, obligerait à prendre des mesures de confinement très contraignantes et coûteuses. Cette stratégie était facilitée par le fait que la Nouvelle-Calédonie assure, de longue date, un contrôle sanitaire du trafic aérien de passagers, contrôle renforcé à chaque fois que se manifeste une nouvelle menace[1]. La Nouvelle-Calédonie est d’ailleurs devenue, en octobre 2016, officiellement titulaire d’un siège permanent, sans voix délibérative, au sein du comité régional du Pacifique occidental de l’Organisation mondiale de la santé. De plus, en application de l’Accord de Nouméa, l’article 108 de la loi organique prévoit que l’exécutif de la Nouvelle-Calédonie ne relève plus du Haut-commissaire de la République mais « d’un gouvernement collégial, élu par le Congrès, responsable devant lui ». Ce gouvernement dispose de ses propres services en matière de santé publique, à savoir la direction de l’action sanitaire et sociale de la Nouvelle-Calédonie (DASS-NC). Au contraire, l’État, représenté par le Haut-commissaire, ne dispose localement ni d’aucune capacité d’expertise ni d’aucun service sanitaire sur lequel s’appuyer. Il ne peut travailler qu’avec les services de la Nouvelle-Calédonie qui passent alors de fait sous sa direction sans aucun fondement légal.

L’État a pourtant étendu en Nouvelle-Calédonie ses lois et décrets sur l’état d’urgence sanitaire, alors que la Nouvelle-Calédonie est compétente pour définir et appliquer les mesures de « santé » depuis 1957 et pour assurer de surcroît « le contrôle sanitaire aux frontières » depuis la loi organique de 1999[2]. Dès le début de l’épidémie de Covid-19, les élus du groupe politique UC-FLNKS[3] et nationalistes au Congrès ont dénoncé l’empiètement de « l’État français » sur les compétences de la Nouvelle-Calédonie, déférant au Conseil d’État la toute première ordonnance n° 463 du 22 avril 2020 adaptant l’état d’urgence sanitaire à la Nouvelle-Calédonie, puis les décrets qui se sont succédés en application des nouvelles lois d’urgence. Concrètement, il s’agissait de demander l’annulation des mots « la Nouvelle-Calédonie » ou « une des collectivités mentionnées à l’article 72-3 de la Constitution », en tant que ces mots incluaient la Nouvelle-Calédonie, ce qui revenait à faire sortir le pays de l’état d’urgence sanitaire national. La gestion de la pandémie par l’État n’a ainsi pas fait consensus et a ajouté une strate de division politique supplémentaire, les indépendantistes défendant ce qu’ils considèrent comme la souveraineté du pays. Le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, à majorité loyaliste, s’est associé à l’État par la signature d’arrêtés conjoints pris avec le Haut-commissaire sans aucune base légale. Cette attitude du président du gouvernement a laissé des traces de défiance envers le gouvernement collégial calédonien dont l’avenir politique paraît très incertain.

Le Conseil d’État a considéré  que « le grief tiré de ce que les dispositions législatives mises en cause méconnaitraient le caractère irréversible de la répartition des compétences découlant de l’article 77 de la Constitution entre l’État et la Nouvelle-Calédonie, laquelle est aux termes de l’article 22 de la loi organique statutaire compétente en matière de santé, soulève une question présentant un caractère nouveau et sérieux[4] » et a posé au Conseil constitutionnel une QPC par sa décision n° 441059, 442045 du 28 septembre 2020.

La décision du Conseil constitutionnel a des côtés innovants, mais tranche en faveur de l’État, d’une manière qui crée une forte incertitude en remettant en cause les strates de jurisprudence passée du Conseil d’État.

  1. Une confirmation : la valeur législative des ordonnances

Le Conseil confirme la valeur législative des ordonnances et accepte la possibilité d’invoquer la compétence du pays par une QPC qui fait partie des droits et libertés que la Constitution garantit.

Les dispositions initialement attaquées par le groupe indépendantiste du Congrès étaient à l’origine issues d’une ordonnance prise sur le fondement de l’article 38 de la Constitution qui n’avait pas fait l’objet d’une ratification par le Parlement. Traditionnellement, une ordonnance non ratifiée reste un acte administratif susceptible de recours[5]. Depuis 2020[6], le Conseil constitutionnel considère que les dispositions issues d’une ordonnance non ratifiée doivent être regardées, dès l’expiration du délai de l’habilitation et dans les matières qui sont du domaine législatif, comme des dispositions législatives au sens de l’article 61-1 de la Constitution, qui peuvent, dès lors, faire l’objet d’une QPC. Ces deux conditions étant réunies en l’espèce, le Conseil a implicitement jugé que les dispositions contestées de l’article L. 3841-2 du Code de la santé publique devaient donc être regardées comme des dispositions législatives, justifiant leur examen dans le cadre de la présente QPC. La décision commentée mentionne ainsi dans ses visas l’expiration intervenue le 24 mai 2020 du délai de l’habilitation prévue à l’article 3 de la loi du 23 mars 2020, sur le fondement de laquelle a été adoptée l’ordonnance du 22 avril 2020. C’est la seconde fois – et la première sur renvoi du Conseil d’État – que le Conseil constitutionnel se prononce sur une QPC relative aux dispositions issues d’une ordonnance adoptée sur le fondement de l’article 38 de la Constitution et n’ayant pas fait l’objet d’une ratification.

En dépit de la décision n° 2020-843 QPC, le Conseil d’État continue à examiner la légalité des ordonnances non ratifiées après l’expiration du délai d’habilitation. La compétence du Conseil constitutionnel dépendrait moins de la ratification effective de l’ordonnance que de l’invocation « des droits et libertés que la Constitution garantit ». Et n’exclurait pas forcément la compétence du Conseil d’État pour tout autre motif d’illégalité. Il s’agirait d’une nouvelle répartition des rôles[7].

  1. Une innovation : la reconnaissance du droit des élus à défendre les compétences du pays par une QPC

Le Conseil constitutionnel reconnaît le droit des élus à défendre les compétences du pays devant lui au motif tiré de ce que « la méconnaissance du domaine des compétences transférées peut être invoquée à l’appui d’une question prioritaire de constitutionnalité ». En Métropole, s’il existe une répartition des compétences entre l’État et les collectivités territoriales, celle-ci n’est pas prévue par la Constitution et elle ne saurait concerner que le domaine réglementaire, celui-ci pouvant être national ou local. C’est donc au législateur qu’il appartient de répartir les compétences entre le niveau national et le niveau local, à condition de respecter le principe de libre administration reconnu aux collectivités territoriales par l’article 72 de la Constitution, « dans les conditions prévues par la loi »[8].  Ce n’est pas dans ces termes que la question se pose pour la Nouvelle-Calédonie, dont la répartition des compétences est constitutionnalisée. Il s’agit une grosse différence avec les collectivités territoriales de la République.

La QPC objet de la décision commentée revêtait ainsi un caractère inédit : d’abord, parce que les requérants invitaient le Conseil constitutionnel à reconnaître deux principes constitutionnels spécifiques à la Nouvelle-Calédonie, ensuite parce qu’elle tendait plus largement à soumettre à son contrôle une question touchant à la répartition des compétences entre l’État et le pays par le canal de l’article 61-1 de la Constitution.

Le groupe indépendantiste souhaitait voir ainsi reconnaître un « principe de non-intervention de l’État dans les domaines de compétence transférés à la Nouvelle-Calédonie », fondé sur l’article 77 de la Constitution qui mentionne explicitement le caractère « définitif » des compétences transférées et un « principe de l’irréversibilité de l’organisation politique découlant de l’accord de Nouméa » reposant sur le point 5 de l’accord de Nouméa, qui a lui-même valeur constitutionnelle[9].

Jusqu’à présent, le Conseil n’avait en effet été saisi de dispositions relatives à la répartition des compétences que dans le cadre de son contrôle a priori, exercé sur le fondement de l’article 61 de la Constitution, alors que l’article 61-1 de la Constitution borne les normes de référence aux « droits et libertés garantis par la Constitution ». L’exercice d’un tel contrôle en QPC supposait en conséquence que le Conseil lui reconnaisse le caractère d’un droit ou d’une liberté que la Constitution garantit, au sens de l’article 61-1 de la Constitution.

Pour ce faire, le Conseil constitutionnel a considéré que la protection du domaine des compétences dévolues à la Nouvelle-Calédonie devait être fondée sur le bloc des normes constitutionnelles propres à la Nouvelle-Calédonie plutôt que déduite du principe de libre administration des collectivités territoriales, trop encadré par la loi.

L’insertion de la Nouvelle-Calédonie dans le titre XIII de la Constitution a conduit le Conseil à fonder le contrôle de la constitutionnalité des dispositions relatives à la Nouvelle-Calédonie sur des normes de référence spécifiques ; cette spécificité s’est d’abord exprimée par l’inclusion dans les normes de référence de son contrôle des orientations contenues dans l’accord de Nouméa du 5 mai 1998, dont la lettre et l’esprit ont ainsi été constitutionnalisés[10]. La spécificité des normes de référence du contrôle opéré par le Conseil constitutionnel concernant les mesures relatives à la Nouvelle-Calédonie s’est également traduite par l’exclusion de l’application de plein droit du titre XII de la Constitution aux institutions du pays[11].

Le Conseil constitutionnel a alors jugé pour la première fois qu’« il en résulte que si le législateur est compétent pour rendre applicables en Nouvelle-Calédonie des dispositions législatives, c’est à la condition que ces dispositions n’interviennent pas dans des matières relevant des compétences ayant été transférées aux institutions de la Nouvelle-Calédonie, de façon définitive, par la loi organique dans le respect des orientations définies par l’accord de Nouméa auxquelles le titre XIII de la Constitution confère valeur constitutionnelle » (paragr. 11). Ce faisant, le Conseil a mis en évidence la spécificité des normes constitutionnelles relatives à la Nouvelle-Calédonie, qui réside notamment dans l’organisation d’un transfert définitif de compétences au profit des institutions du pays. Le principe constitutionnel de non-intervention est presque reconnu. Le Conseil en a déduit que « la méconnaissance du domaine des compétences ainsi définitivement transférées peut être invoquée à l’appui d’une question prioritaire de constitutionnalité » (paragr. 12). Dans ce cadre, peuvent donc être invoquées aussi bien les stipulations de l’accord de Nouméa relatives aux compétences dévolues à la Nouvelle-Calédonie que les dispositions de la loi organique du 19 mars 1999 déterminant ces compétences dans le respect des orientations définies par cet accord.

L’invocabilité en QPC des dispositions relatives au domaine réservé de la Nouvelle- Calédonie complète ainsi en principe la protection accordée aux compétences définitivement transférées aux institutions néo-calédoniennes. Cette protection est toutefois restée hypothétique.

  1. Le Conseil constitutionnel tranche en faveur de la compétence de l’État

La protection des libertés publiques borne dorénavant les compétences sanitaires du pays.

La compétence en matière de santé publique a été transférée à l’ancien « territoire de la Nouvelle-Calédonie » en 1957[12] et, d’autre part, l’Accord de Nouméa a attribué au nouveau « pays » un exercice élargi des compétences précédemment dévolues à la Nouvelle-Calédonie. C’est pourquoi les articles 21 et 22 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie, qui définissent les matières dans lesquelles l’État et la Nouvelle-Calédonie sont respectivement compétents, prévoient que cette dernière est compétente en matière de « 4° Protection sociale, hygiène publique et santé, contrôle sanitaire aux frontières ». L’article 21 de la loi organique du 19 mars 1999 énumère de manière limitative les matières dans lesquelles l’État est compétent. Le premier paragraphe énumère les matières dans lesquelles l’État est seul compétent. Sont par exemple mentionnées dans ce cadre les matières suivantes : « la nationalité, les garanties des libertés publiques, les droits civiques, le régime électoral (1° du paragraphe I), la justice, l’organisation judiciaire (2°), la défense nationale (3°) ou encore la monnaie (5°) ». Il s’agit pour l’essentiel de domaines touchant aux compétences régaliennes de l’État, conformément au point 3.3 de l’accord de Nouméa qui les renvoie aux consultations sur la pleine souveraineté.

Pour le Conseil constitutionnel, « si elles poursuivent un objectif de protection de la santé publique, ces mesures exceptionnelles, temporaires et limitées à la mesure strictement nécessaire pour répondre à une catastrophe sanitaire et à ses conséquences, se rattachent à la garantie des libertés publiques et ne relèvent donc pas de la compétence de la Nouvelle-Calédonie », ce qui est tout simplement la reprise des observations en réponse à la QPC déposées le 6 août 2020 par l’État.

Cette position de rattachement de la compétence aux libertés publiques, qui vue de Paris paraît de bon sens, est contraire à des années de jurisprudence du Conseil d’État.

Dans le commentaire de la décision figurant sur le site officiel du Conseil[13], le commentaire prend soin d’expliquer que « si la généralité des termes employés pour définir ces différents titres de compétence, en particulier celui prévu par le 4° de l’article 22 […] ne permet pas de circonscrire précisément l’étendue de la compétence propre de la Nouvelle-Calédonie en matière sanitaire, la jurisprudence administrative a pu interpréter les termes « hygiène publique et santé », seuls ou par combinaison avec d’autres items de l’article 22 , comme attributifs d’une compétence pour édicter des réglementations destinées à protéger la santé publique. Cela ne signifie pas pour autant que la Nouvelle-Calédonie dispose d’une plénitude de compétence pour tout ce qui intéresse le domaine de la santé, y compris lorsqu’une prérogative d’ordre sanitaire est susceptible d’être rattachée à un titre de compétence reconnu à l’État ». L’État donne avec réserve et parcimonie.

Le Conseil constitutionnel avait déjà formulé d’autres indications en ce sens dans sa décision du 11 mai 2020 sur la loi prorogeant l’état d’urgence[14] : « En cas d’interdiction de toute sortie, les mesures de mise en quarantaine, de placement et de maintien en isolement constituent une privation de liberté. Il en va de même lorsqu’elles imposent à l’intéressé de demeurer à son domicile ou dans son lieu d’hébergement pendant une plage horaire de plus de douze heures par jour » (paragr. 33).

Or, cette conception aboutit à partager les compétences en fonction de leur nature en empêchant une politique sanitaire par un seul acteur. C’est pour éviter cette dispersion que le Conseil d’État recherche l’intention déterminante de l’action publique, un critère somme toute finaliste. La quatorzaine à l’arrivée en milieu dédié est-elle par exemple principalement une mesure en matière de libertés publiques ou une mesure de contrôle sanitaire aux frontières ?

Ainsi, dans l’affaire des zones de développement prioritaire[15], la finalité était d’aménager le territoire par un zonage particulier ; il s’agissait donc d’une compétence de la Nouvelle-Calédonie (comme principe directeur du droit de l’urbanisme), qui prenait le pas sur l’habitat social (compétence provinciale) ou le développement économique (autre compétence provinciale).

En 2005, le Conseil d’État avait considéré que la finalité urbanistique des droits de préemption[16] devait prévaloir sur la compétence de l’État en matière de droit de propriété et alors encore de droit civil : « Bien qu’affectant le droit de propriété, de tels droits de préemption, qui font l’objet de la demande d’avis, constituent des outils au service d’une politique de l’urbanisme et, à ce titre, se rattachent au droit de l’urbanisme. Leur institution en Nouvelle-Calédonie ne relève dès lors pas de la compétence maintenue à l’État (…) ».  Mais c’était à la Nouvelle-Calédonie « de définir les principes directeurs que doivent respecter les dispositions relatives à l’exercice de droits de préemption à des fins d’urbanisme qui seraient mis en œuvre sur son territoire. Ces principes directeurs touchent notamment aux conditions de forme, de procédure et de fond nécessaires pour garantir le respect du droit de propriété ».

Le Conseil d’État avait estimé en 2006[17] que la réglementation des conditions d’ouverture et d’exploitation des établissements, appelés nakamals, dans lesquels est consommé le kava, relevait de la compétence de la Nouvelle-Calédonie en matière de « santé et d’hygiène publique », « en tant qu’elle aurait pour objectif de lutter contre les pathologies liées à la consommation [du kava] », ainsi que des communes au titre de leur pouvoir de police générale dans le cadre de la réglementation spéciale du pays, et non pas l’État ou les provinces. Pour les provinces, cela aurait été au titre du développement économique. C’est donc bien la cause finale objective de la réglementation qui permettait de déterminer la collectivité compétente, le Conseil d’État présupposant que l’intention était de restreindre et réglementer l’activité des nakamals, plutôt que de la développer.

Cette approche finaliste retenue par le Conseil d’État a été dans l’ensemble pragmatique : elle a visé à débloquer le système institutionnel calédonien et la jurisprudence a facilité alors l’action publique sans chercher à la compliquer. La position du Conseil constitutionnel est aujourd’hui très largement divergente de celle du Conseil d’État qui privilégie des blocs homogènes de compétences : si le Conseil d’État recherche l’intention déterminante de l’action publique pour rattacher la mesure à la Nouvelle-Calédonie ou à l’État, le Conseil constitutionnel s’attache à la nature de la mesure, un critère particulièrement flou. Il est regrettable que chacune des hautes juridictions suive sa propre logique, rendre fonctionnel le système institutionnel pour le Conseil d’État, sauvegarder la souveraineté française pour le Conseil constitutionnel.

Pour illustrer d’un exemple les problèmes pratiques ainsi créés, la Nouvelle-Calédonie, compétente pour le contrôle sanitaire aux frontières, ne pourrait mettre en place des mesures de quarantaine, car celles-ci portent atteinte aux libertés publiques et relèvent alors de l’État. Le gouvernement français veut absolument reprendre la main sur les quarantaines alors que, d’une part, il est incapable de comprendre, depuis Paris, l’importance de celles-ci pour la Nouvelle-Calédonie et que, d’autre part, il exprime en permanence un souci d’uniformité entre la Métropole et les Outre-mer. Le seul dispositif national, conçu pour la France métropolitaine, dégraderait la protection sanitaire de la Nouvelle-Calédonie ; ainsi, la loi française actuelle et son décret d’application n’autorisent pas à prononcer une mesure de quatorzaine à des voyageurs arrivant d’Australie. Et rien n’autorise non plus à imposer une quarantaine à un cas contact. Tout au plus devrait-on considérer que relèvent de l’État au titre de cette compétence en matière de garantie des libertés publiques les seules dispositions adoptées pour accorder des droits aux citoyens lorsque des mesures sanitaires sont prises pour maîtriser une épidémie, à condition que ces droits soient importants et universels, comme par exemple la saisine d’un juge ou des délais de recours.

  1. Une réserve d’interprétation relative à l’organisation et au fonctionnement du dispositif de santé

Le Conseil constitutionnel ajoute une réserve d’interprétation, bienveillante envers l’État, mais dont la vocation est de panser les plaies de la Nouvelle-Calédonie. Le Conseil constitutionnel a apporté des précisions sur l’applicabilité en Nouvelle-Calédonie des mesures prévues par l’article L. 3131-16 du CSP qui permettent au ministre chargé de la santé ou au haut-commissaire de « prescrire toute mesure réglementaire relative à l’organisation et au fonctionnement du dispositif de santé ». Les indépendantistes dénonçaient la prétention de l’État à revenir à une gestion directe des services du pays. Le Conseil a précisé qu’en étendant ces mesures à la Nouvelle-Calédonie, le législateur n’a en réalité « visé que les mesures qui, parce qu’elles concernent l’ordre public ou les garanties des libertés publiques, relèvent de la compétence de l’État » (paragr. 18). Cela signifie que les mesures relatives à l’organisation et au fonctionnement du dispositif de santé susceptibles d’être prises par ces autorités sur le fondement de l’article L. 3131-16 du CSP n’ont pas vocation à toutes être rendues applicables en Nouvelle-Calédonie. Seules peuvent l’être celles qui concernent effectivement l’ordre public ou les garanties des libertés publiques et donc les compétences de l’État, à l’exclusion des mesures qui relèveraient uniquement des compétences propres de la Nouvelle- Calédonie, par exemple au titre de l’hygiène publique et de la santé ou des établissements hospitaliers. Grâce à cette réserve d’interprétation bienveillante, qui confirme a contrarioque le dispositif voté avait bien porté atteinte aux compétences du pays, il a alors considéré que l’extension de cet article était « sans incidence sur les compétences de la Nouvelle-Calédonie en matière de santé » (paragr. 18).

La position du Conseil constitutionnel a ainsi renforcé un « grignotage » des compétences du pays, à rebours de trente années d’évolution politique et jurisprudentielle, et confirmé une recentralisation très forte au plan national, à peine limitée par la gestion de crises…

Vu de 18 000 kilomètres de la France, il est difficile de plaider pour la gestion nationale, car elle remet en cause l’objectif constitutionnel de décolonisation et d’émancipation du pays : la Nouvelle-Calédonie doit impérativement se gérer elle-même, dans les temps calmes comme dans les plus fortes tempêtes. Dès lors que l’État se reconnaît compétent pour mettre en place les mesures sanitaires au titre de l’état d’urgence national, il doit alors en être pleinement responsable et la classe politique locale va vite plaider pour que les aides de l’État sous forme de prêts soient transformées en dons. Le Conseil constitutionnel n’est pas vécu par les indépendantistes comme une juridiction, mais plutôt un collège politique centralisateur. La conséquence est qu’il ne faut pas sous-estimer les dommages collatéraux commis dans cette affaire. Pour eux, des lois d’urgence ont, malgré les arguties juridiques, porté atteinte aux compétences du pays résultant de la loi organique, alors même que le transfert des compétences était sacralisé dans l’Accord de Nouméa et l’article 77 de la Constitution par le principe de l’irréversibilité constitutionnelle. Il est donc inévitable, dans cette « Terre de parole » comme l’affirme la devise de la Nouvelle-Calédonie, que les partenaires de l’Accord de Nouméa s’interrogent à l’avenir sur la réalité de la parole donnée par la France.

Mathias Chauchat, professeur des universités, agrégé de droit public, Université de la Nouvelle-Calédonie

Vous pouvez lire la décision n° 2020-869 QPC du Conseil constitutionnel du 4 décembre 2020 ici : Décision CC 2020869qpc

[1] La Nouvelle-Calédonie s’est d’ailleurs dotée, lors de la grippe aviaire, d’une délibération n° 421 du 26 novembre 2008 relative au système de veille sanitaire, de contrôle sanitaire aux frontières et de gestion des situations de menaces sanitaires graves. Elle disposait donc de l’appareillage réglementaire nécessaire pour contrer les menaces épidémiques.

[2] Article 22 §4 de la loi organique statutaire n° 99-209 du 19 mars 1999 modifiée sur la Nouvelle-Calédonie.

[3] Union calédonienne, Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste, indépendantiste.

[4] Conseil d’État, décision n° 441059, 442045 du 28 septembre 2020, Pierre-Chanel Tutugoro et autres.

[5] Conseil d’État, 19 Octobre 1962, Canal, Robin et Godot, in GAJA, Dalloz, 22e édition, 2019.

[6] Conseil const., décision n° 2020-843 QPC du 28 mai 2020, Force 5 (Autorisation d’exploiter une installation de production d’électricité), paragr. 11 ; décision n° 2020-851/852 QPC du 3 juillet 2020, M. Sofiane A. et autre (Habilitation à prolonger la durée des détentions provisoires dans un contexte d’urgence sanitaire), paragr. 11. Voir Estelle Benoit, Dalloz actualités, 3 juin 2020, Une ordonnance non ratifiée peut acquérir valeur de loi.

[7] Marie-Christine de Montecler, Dalloz actualités, 9 juillet 2020, Ordonnances : Duo ou duel au Palais-Royal ?

[8] Xavier Magnon, La QPC, un instrument de défense des libertés locales ? 2015, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01725335/document

[9] Point 5 de l’accord de Nouméa : « tant que les consultations [référendaires portant sur le transfert à la Nouvelle-Calédonie des compétences régaliennes, l’accès à un statut international de pleine responsabilité et l’organisation de la citoyenneté en nationalité] n’auront pas abouti à la nouvelle organisation politique proposée, l’organisation politique mise en place par l’Accord de 1998 restera en vigueur, à son dernier stade d’évolution, sans possibilité de retour en arrière, cette irréversibilité étant constitutionnellement garantie ».

[10] Il a procédé à une telle inclusion dès sa décision n° 99-410 DC du 15 mars 1999, dans laquelle il s’est prononcé sur la loi organique prévue à l’article 77 de la Constitution pour « assurer l’évolution de la Nouvelle-Calédonie dans le respect des orientations définies par cet accord et selon les modalités nécessaires à sa mise en œuvre ».

[11] Conseil const., décision n° 2004-500 DC du 29 juillet 2004, Loi organique relative à l’autonomie financière des collectivités territoriales, paragr. 6 et 7.

[12] Par le décret du 21 juillet 1957 pris pour l’application de la loi-cadre du 23 juin 1956, dite « Deferre ».

[13] Commentaire officiel de la décision n° 2020-QPC du 4 décembre 2020, https://www.conseil-constitutionnel.fr/sites/default/files/as/root/bank_mm/decisions/2020869qpc/2020869qpc_ccc.pdf

[14] Conseil const., décision n° 2020-800 DC du 11 mai 2020, Loi prorogeant l’état d’urgence.

[15] Conseil d’État, 10e chambre, avis n° 415891 du 11 avril 2018, ZODEP.

[16] Conseil d’État, Section de l’intérieur, avis n° 371906 du 30 août 2005, droit de préemption urbain.

[17] Conseil d’État, Section de l’intérieur, avis n° 373768 du 21 novembre 2006, conditions d’ouverture, d’exploitation et de contrôle d’établissements commerciaux.