Corps électoral : la jurisprudence de cassation se dessine


20-07-2014

La jurisprudence de la Cour de cassation prend forme, par petites touches, au fur et à mesure des jugements de cassation de la section détachée de Koné.

Aucun jugement n’est intervenu au Sud et aux Îles. Par lettre en date du 17 juin 2014, la Cour de cassation a transmis des avis relevant d’office le moyen tiré de l’irrecevabilité des pourvois, qui ne contiendraient aucun moyen de cassation.

 

 

Sur la jurisprudence pour le Sud

Il avait été proposé au greffe par les tiers électeurs que les recours soient effectués par la voie électronique à la Cour de cassation ou au TPI, par le dépôt d’une clé USB, contenant un tableur Excel avec la liste des jugements et des documents Word assortis de l’ensemble des pièces jointes, ou par téléchargement en accès sur une boîte Dropbox. Ces solutions ont toutes été refusées. Tout devait être transmis par papier. La discussion a donc porté sur la possibilité de regrouper les mémoires par listes de recours, ce qui a été accepté pour une limitation raisonnable des copies papier.

Ce n’est que le jour même du dépôt, le 23 avril 2014, que le greffe a signalé l’existence d’un formulaire à remplir. Ce formulaire n’a jamais été mis à la disposition préalable des tiers électeurs. Il a été entièrement rempli sur place par le greffe qui a proposé la formule courte « un mémoire ampliatif sera transmis par la suite », expliquant qu’on faisait usuellement comme cela, sans doute par référence au Code de procédure civile où la régularisation des moyens se fait dans les trois mois. Les tiers électeurs se sont bornés, de toute bonne foi, à signer ce que le greffe soumettait. Renseignements pris, il suffisait, pour que la condition légale soit respectée, qu’une mention soit inscrite sur les deux lignes blanches du formulaire, disant «  la cassation est demandée pour violation de la loi et manque de base légale ; un mémoire ampliatif vous sera transmis par la suite ». On notera que cette formule, qui suffit à remplir la condition légale, n’ajoute rien au fond. Elle n’est d’aucun intérêt pour le juge.

L’article R 15-2 du Code électoral permet de former un pourvoi « par déclaration orale ou écrite ». Comment dès lors justifier par une déclaration orale de la mention des moyens de cassation ? Il appartient alors nécessairement au greffe de transcrire correctement les moyens sur la demande, ce qui est précisément le cas et n’a pas été fait. Il s’agit en effet d’une demande orale, puisque les tiers électeurs sont arrivés au greffe avec la seule copie des jugements déférés, et c’est le greffe qui a procédé à la rédaction des formulaires. Il aurait du exiger une mention des moyens résumée de cassation.

Si la Cour confirmait sa position exprimée dans l’avis, en empêchant toute possibilité de régularisation au titre de l’article R 15-2 du Code électoral contrairement au Code de procédure civile, ce serait un déni d’accès au juge, qui est un principe défendu par la Convention européenne des droits de l’homme au titre de l’article 6-1 de la Convention, et qui est aussi un principe fondamental reconnu par les lois de la République par le Conseil constitutionnel, au nom de l’interprétation moderne qu’il fait de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (Les nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 44, juin 2014). Il appartient dès lors au juge de tirer les conséquences de l’illégalité ou de l’inconventionnalité d’un texte, qu’il soit de nature législative ou réglementaire.

En conséquence, à défaut pour la Cour d’interpréter l’article R 15-2 du Code électoral comme permettant une régularisation des pourvois dans un délai raisonnable, il a été demandé par les tiers électeurs à la Cour de surseoir à statuer et de renvoyer la question de la légalité de ce même article R 15-2 du Code électoral au Conseil d’Etat en posant la question préjudicielle suivante : «  l’article R 15-2 du Code électoral qui exige, à peine d’irrecevabilité des pourvois prononcée d’office, que le pourvoi contienne un énoncé des moyens dans les 10 jours sans aucune régularisation possible, doit-il être considéré comme illégal, car contraire au principe du droit d’accès au juge défendu par le Conseil constitutionnel comme exigé par la Cour européenne des droits de l’homme au titre de l’article 6-1 de la convention ? ».

Concrètement, ces irrecevabilités apparaissent être de pure opportunité et viseraient à éviter à la Cour de cassation de se prononcer sur des irrégularités de grande ampleur qui ont été qualifiées de « manœuvres frauduleuses » devant le Conseil d’Etat et ont justifié le dépôt par le FLNKS d’un recours en annulation des élections provinciales au Sud le 19 mai 2014. Le juge agit au nom du peuple français et il a une responsabilité sociale éminente, celle de trancher les litiges. Il ne peut sans cesse se réfugier derrière des arguments de procédure pour alléger le rôle de la Cour sans donner une réponse aux parties sur une des questions les plus sensibles pour le pays et l’équilibre politique issu de l’Accord de Nouméa.

 

Sur la jurisprudence pour le Nord

La Cour de cassation a rendu des arrêts en deux vagues successives ; la première vague a rapidement cassé des jugements de Koné, ce qui a donné une impression inexacte sur sa jurisprudence, laissant entendre que tout serait rejeté pour défaut d’administration de la preuve. Mais, tant la première vague déjà, que la seconde vague d’arrêts, ont confirmé le bien fondé des critères de la citoyenneté défendus par les tiers électeurs, au nom du FLNKS et du parti travailliste, et notamment l’exigence d’être inscrit sur la liste de 1998 pour les personnes arrivées entre 1988 et 1998. C’est un point désormais acquis, car les non indépendantistes voulaient une évolution jurisprudentielle ou constitutionnelle sur cette question. Un vœu avait été voté à l’assemblée de la province Sud à cet égard (voir ce site, « L’ONU et le corps électoral » http://larje.univ-nc.nc/index.php/15-analyses-arrets-decisions/droit-de-la-nouvelle-caledonie/438-l-onu-et-le-corps-electoral). On sait donc avec certitude que 6 à 8000 personnes (en comptant les descendants des inscrits irréguliers) sont irrégulièrement inscrites sur les quatre communes du Sud (+ de 6 % de la liste spéciale du Sud).

Que dit la Cour dans les arrêts qui cassent et annulent certains des jugements de la section détachée de Koné ?

Le considérant type se décline en deux versions, selon que l’électeur visé par la radiation était ou non présent à l’audience. Le juge de Koné avait énoncé que l’élément de preuve apporté par le tiers électeur, à savoir la non présence sur la liste électorale de 1998 et son tableau annexe, suffisait à établir l’existence d’indices sérieux et concordants du bien fondé de la requête présentée par le tiers électeur. Le juge de Koné, puisant dans les dossiers de la commission administrative dont il avait demandé la communication préalablement, avait noté la date de demande d’inscription sur les listes électorales et vérifié le point de départ des 10 ans de résidence qui avait permis à la commission de l’inscrire. Ainsi, un électeur qui s’était inscrit en 2005 sur les listes électorales générale et spéciale, déclarait à la commission justifier d’une présence depuis 1995. Le juge de Koné en concluait qu’il appartenait dès lors à l’électeur lui-même de rapporter la preuve contraire du bien fondé de sa radiation, en fournissant tous justificatifs utiles.

La Cour de cassation considère ces éléments comme insuffisants. Pour elle, il appartenait au tiers électeur d’établir que l’électeur dont la radiation était demandée ne remplissait aucune des conditions prévues par l’article 188 de la loi organique. Dès lors, le tribunal, qui a inversé la charge de la preuve, a violé les textes susvisés : « Attendu que pour ordonner la radiation de M. X de la liste électorale spéciale, le jugement énonce que les éléments d’information fournis par la liste générale de février 1998 suffisent à établir l’existence d’indices sérieux et concordants du bien fondé de la requête présentée par le tiers électeur, qu’il appartient dès lors à l’électeur de rapporter la preuve contraire en fournissant tous justificatifs du bien fondé de son inscription et que M. X, qui a présenté une demande d’inscription postérieure à 1998, ne justifie pas avoir été inscrit sur la liste générale du scrutin du 8 novembre 1998 et donc sur le tableau annexe ; 

Qu’en statuant ainsi, alors qu’il appartenait au tiers électeur d’établir que M. X ne remplissait aucune des conditions prévues par l’article 188 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999, le tribunal, qui a inversé la charge de la preuve, a violé les textes susvisés ».


On notera que la Cour de cassation exige du tiers électeur pour justifier d’une radiation, plus qu’il n’en faut à la commission administrative pour inscrire irrégulièrement. En particulier, il revient aux tiers électeurs de prouver que la personne n’était pas en Nouvelle-Calédonie au titre de l’article LO. 188 a), c’est-à-dire arrivée avant 1988, et qui, à ce titre, n’a pas l’obligation d’être inscrite sur la liste générale de 1998, mais seulement de « remplir les conditions de son inscription ». Cette dissymétrie est suspecte. Si la commission a inscrit la personne au titre de l’article 188 b), pourquoi exiger du tiers électeur qu’il fasse la preuve que la personne ne relève pas en sus du LO. 188 a) ? Il s’agit typiquement de la preuve négative impossible. Il est particulièrement important de noter que l’accès aux informations des dossiers des commissions administratives ne peut, en vertu de l’article R. 213 III du Code électoral, n’être donné qu’à des autorités déterminées (maire, préfet, président de la commission administrative spéciale), parmi lesquelles ne figurent pas les tiers électeurs, fussent-ils membres de la commission administrative spéciale. On ajoutera que la Commission d’Accès aux Documents administratifs (CADA) rappelle régulièrement les règles de communication administrative ; des tiers ne peuvent avoir accès aux données nominatives d’une autre personne, que ce soit dans le cas d’espèce les dossiers de la commission administrative spéciale, ou devant les administrations de l’Etat ou de la Nouvelle-Calédonie, la production de l’arrêté de mutation du fonctionnaire en Nouvelle-Calédonie ou son arrêté attributif des droits à la prime d’éloignement faisant état de sa date d’arrivée dans le pays comme de ses ayant droits.

La jurisprudence de la Cour de cassation, qui manque déjà à ce stade de logique, devient incohérente, lorsque l’électeur visé ne se présente pas devant la juridiction. La Cour n’en tire aucune conséquence et continue de demander au tiers électeur la preuve impossible, sans même que le juge puisse interroger l’électeur visé : « Attendu que, pour ordonner la radiation de M. Y de la liste électorale spéciale, le jugement énonce que Mme Z, tiers électeur, conteste l’inscription de M. Y sur la liste électorale spéciale ; que si le tiers électeur ne fournit pas la preuve incontestable et suffisante de ses dires, il résulte toutefois de la production de la liste générale de 1998 laquelle ne mentionne pas l’électeur dont l’inscription est contestée, des éléments qui constituent des indices sérieux et concordants permettant de présumer (présomption simple) l’irrégularité de l’inscription contestée, en renversant la charge de la preuve laquelle incombe désormais à l’électeur visé par la contestation ; que l’électeur régulièrement convoqué ne comparaît pas ; qu’ainsi, faute pour lui, du fait de son absence, de rapporter la preuve contraire, il convient de déclarer bien fondée la contestation du tiers électeur. Qu’en statuant ainsi, alors qu’il appartenait au tiers électeur d’établir que M. Y ne remplissait aucune des conditions prévues par l’article 188 de la loi organique susvisée, le tribunal, qui a inversé la charge de la preuve, a violé les textes susvisés ».

La seconde vague d’arrêts de cassation de la section détachée de Koné est plus instructive encore.

Que dit la Cour dans les arrêts qui rejettent les pourvois d’électeurs radiés par certains des jugements de la section détachée de Koné ?

Le raisonnement est identique sur la charge de la preuve. Mais la Cour note que certaines personnes ont exposé à l’audience, de toute bonne foi, leur situation. Ainsi, telle personne expose être arrivée après 1988 et s’être inscrite tardivement sur les listes électorales. Elle est dès lors radiée et c’est à bon droit que le TPI, section détachée de Koné, en a ainsi décidé : « Attendu qu’ayant constaté que Mme X avait exposé à l’audience être arrivée en 1995 et déclaré ne pas avoir été inscrite sur la liste générale de l’année 1998, ni donc sur le tableau annexe, ce dont il résultait qu’elle ne remplissait aucune des conditions prévues par l’article 188 de la loi organique, c’est à bon droit que le tribunal a ordonné sa radiation de la liste électorale spéciale ».

En termes simples, l’électeur visé qui dit la vérité au juge, est radié. L’électeur visé, qui ment au juge ou ne comparaît pas, reste inscrit ! Jurisprudence absurde et dangereuse, de nature à porter atteinte à la confiance du citoyen envers les institutions et la justice, sur laquelle les tiers électeurs avaient appelé l’attention du tribunal, avant même les jugements du TPI (par exemple, Magazine Citoyen de RRB, 8 avril 2014).

Sur les perspectives d’avenir ouvertes par ces arrêts

Ces procédures du Code électoral ne sont absolument pas opérationnelles pour la garantie des droits démocratiques, dès lors que, à la différence de la France, il existe un fort enjeu. La dissymétrie existante entre la facilité à inscrire irrégulièrement, à la majorité politique des commissions administratives, des personnes sur la liste spéciale, et la difficulté concomitante à les radier au nom des libertés publiques, trahit l’inégalité des armes. L’absence d’échange des mémoires et l’absence de délais de distance, dans une procédure qualifiée improprement d’orale, sont également contraires aux règles d’un procès équitable et au principe de la contradiction. L’absence de procédure pour corriger les irrecevabilités n’est ni raisonnable, ni proportionnée, et ainsi contraire au droit d’accès au juge. D’une façon générale, le droit issu du Code électoral applicable à la Nouvelle-Calédonie et exprimé par les juridictions françaises, contredit plusieurs principes éminents de la Convention européenne des droits de l’homme (droit au juge, droit à un procès équitable, règles de preuve, principe du contradictoire, dommages intérêts punitifs). Il paraît très vraisemblable qu’une procédure sera initiée devant la CEDH.

La Cour de cassation a confirmé les critères de la citoyenneté, mais sans donner au juge judiciaire les moyens de les contrôler. Elle a cherché également à ne pas déjuger ses propres membres en mission chaque année dans les commissions administratives et qui ont négligé, avec beaucoup de désinvolture, de contrôler les critères de la loi. Cette jurisprudence, qui se veut équidistante, ne règle rien. La Cour renvoie implicitement à la négociation politique, ce qui n’est pas son rôle, qui est de trancher les litiges.

Les indépendantistes ont, les premiers, fait savoir, lors de la session du Comité des 24 à l’ONU le 27 juin 2014, que, sans procédure loyale, il ne saurait y avoir élaboration consensuelle du corps de sortie : « Au vu de l’évolution ces derniers mois de la situation concernant le droit de vote pour les élections provinciales, il est impensable et inacceptable  que ce système soit appliqué pour la mise en place du corps électoral, régi par l’article 218, et relatif à l’organisation de la consultation d’accession du pays à la pleine souveraineté », Roch Wamytan.

La ministre des Outre-mer, George Pau Langevin, a informé, le 18 juillet 2014, le Congrès de la Nouvelle-Calédonie de ce que la question des listes électorales provinciales de l’article LO. 188, comme celles de « sortie » de l’article LO. 218, dont le Conseil d’Etat suggère qu’elles suivent les règles du Code électoral retenues pour les provinciales, sera au menu du prochain Comité des signataires. Elle rejoint l’invitation du Comité des 24 de l’ONU à réformer des procédures électorales, inefficaces, déséquilibrées et critiquées par les juges eux-mêmes (voir ce site, « L’ONU et le corps électoral » http://larje.univ-nc.nc/index.php/15-analyses-arrets-decisions/droit-de-la-nouvelle-caledonie/438-l-onu-et-le-corps-electoral).

Les non indépendantistes demandent la modification des critères de la citoyenneté, ce qui imposerait une modification constitutionnelle (voir ce site, « La révision de la liste électorale spéciale des citoyens pour 2014  » http://larje.univ-nc.nc/index.php/15-analyses-arrets-decisions/droit-de-la-nouvelle-caledonie/435-la-revision-de-la-liste-electorale-speciale-des-citoyens-pour-2014). Il paraît peu vraisemblable qu’un consensus puisse être trouvé sur un tel objectif.

Il paraît plus raisonnable de penser que la négociation va s’ouvrir sur les procédures du Code électoral, tant devant les commissions administratives que devant le juge judiciaire, pour les rendre opérationnelles et conformes aux principes de l’accès au juge. L’acceptation du résultat d’une consultation, quelle qu’elle soit, repose d’abord sur l’acceptation du corps électoral. Si la négociation n’aboutissait pas, la question des irrégularités, qualifiées de manière de plus en plus pressante de fraude électorale, finira par emporter la confiance entre les partenaires de l’Accord de Nouméa sur une issue démocratique et mutuellement acceptable.

Mathias Chauchat, professeur des Universités