La protection des zones maritimes coutumières, une compétence provinciale


En croisière de luxe sur le yacht Masteka 2, des touristes australiens et brésiliens embarquent le 26 juin 2019 du yatch sur un autre bateau appartenant à une société d’excursions pour s’adonner aux loisirs nautiques aux abords de l’atoll de Beautemps-Beaupré. Alors qu’ils sont dans l’eau, seul le skipper étant encore à bord, un groupe de sept à huit personnes ont pris d’assaut le bateau. Ils défendent les droits coutumiers de pêche arguant de la protection des zones. Les touristes ont été contraints sous la menace de remonter à bord, des menaces proférées, et surtout au moins quatre coups de feu auraient été tirés dont un aurait touché le bateau. Les fusils sous-marins et matériels de traîne sont confisqués par les pêcheurs d’Ouvéa.

Cette affaire aura un grand retentissement médiatique et pénal, car elle porte sur la confrontation entre les lieux protégés ou tabous de la coutume et la liberté d’utiliser le lagon, îlots et îles par les bateaux de plaisance ou de tourisme. Très vite, comme sur tous les sujets en Nouvelle-Calédonie, on retrouve la confrontation des points de vue ethniques opposés.

La province des Îles décide alors de mieux identifier les zones et leurs contraintes en créant des zones maritimes provinciales protégées qui suivent les préconisations des coutumiers et se donne les moyens d’en assurer la sauvegarde.

La délibération de l’assemblée de de la province des îles Loyauté n° 2020 46/API du 30 juin 2020 relative au code de l’environnement de la province des îles Loyauté crée dans le code de l’environnement de la province des îles Loyauté des zones protégées « sur terres coutumières » soumises à déclaration ou autorisation pour la plupart des activités susceptibles d’être exercées sur le domaine public maritime de la province, particulièrement l’accès des navires. La même délibération édicte des règles relevant de la procédure pénale, telles que les modalités de constatation des infractions, et du droit pénal, telles que l’édiction d’une obligation de signalement, la création d’une incrimination pour rébellion et d’une peine complémentaire de confiscation.

Le Haut-commissaire au nom de la défense des libertés publiques défère la délibération devant le tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie qui annule la délibération par jugement n° 2000440 du 17 mai 2021. La Province des Îles fait appel devant la Cour administrative d’appel de Paris qui sursoit à statuer et pose par décision n° 21PA04622 du 17 mars 2022 la question de la répartition des compétences au Conseil d’État suivant les dispositions de l’art. 205 de la loi organique.

En édictant un régime de déclaration et d’autorisation pour des motifs de protection de l’environnement, la province a-t-elle méconnu la répartition des compétences entre l’État et les provinces résultant  du I (1°) de l’article 21 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie, en vertu duquel, l’État étant compétent en matière de « garantie des libertés publiques », les règles édictées par les provinces ne peuvent remettre en cause les principes généraux du droit parmi lesquels figure celui de la liberté d’aller et de venir sur le domaine public et celui de la liberté du commerce et de l’industrie ?

En édictant des règles relevant de la procédure pénale telles que les modalités de constatation des infractions, et du droit pénal telles que l’obligation de signalement, la création d’une incrimination pour rébellion et d’une peine complémentaire de confiscation, et d’autre part en omettant de reporter l’entrée en vigueur des dispositions prévoyant une peine d’emprisonnement à l’intervention d’une loi d’homologation comme il est prévu à l’article 87 de la loi organique statutaire, la province a-t-elle méconnu la répartition des compétences entre l’État et les provinces qui résulte des articles 21 (I-2° et II‑5°), 87 et 157  de la loi organique ?

Enfin, en tant qu’elle crée dans le code de l’environnement de la province des îles Loyauté ces dispositions « sur terres coutumières » méconnaît-elle la répartition des compétences en matière de statut civil coutumier et de terres coutumières entre la Nouvelle-Calédonie et les provinces telle que déterminée par les articles 22 (5°) et 99 (5°) de la loi organique du 19 mars 1999 ?

Le Conseil d’État est revenu à une lecture finaliste de la compétence provinciale

Pour le Conseil d’État, dans son avis n° 462438 du 18 juillet 2022, « la détermination de l’autorité compétente pour édicter une réglementation dans un domaine dépend de la nature de la finalité qui lui est assignée. » Cette jurisprudence pourtant classique est un heureux retour.

Il faut en effet pour comprendre revenir à la décision du Conseil constitutionnel n° 2020-869 QPC du 4 décembre 2020, sollicitée par le groupe UC-FLNKS du Congrès contre la confiscation par l’État français des compétences sanitaires de la Nouvelle-Calédonie au nom de la compétence en matière de libertés publiques.

En application de l’article 77 de la Constitution qui énonce que « la loi organique détermine les compétences de l’État qui seront transférées, de façon définitive, aux institutions de la Nouvelle-Calédonie », le législateur organique a défini, par les articles 21 et 22 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie, les matières dans lesquelles l’État et la Nouvelle-Calédonie sont respectivement compétentes. Il ressort de l’article 22 que la Nouvelle-Calédonie est compétente notamment en matière de : « 4° Protection sociale, hygiène publique et santé, contrôle sanitaire aux frontières. » Ces compétences en matière de santé et de contrôle sanitaire aux frontières sont exclusives à la Nouvelle-Calédonie et ne se partagent pas, comme l’indique leur mention à l’article 22 de la loi organique, sans réserve d’aucune sorte. Prétendre que la compétence sanitaire de l’État découle implicitement de sa compétence sur la desserte aérienne entre tous les points du territoire national ou de la notion de libertés publiques aboutirait à une divisibilité des compétences exclusives de la Nouvelle-Calédonie et à leur rétrocession pratique à l’État.

En effet, le Conseil d’État recherche normalement l’intention déterminante de l’action publique, un critère finaliste. Les mesures d’isolement sanitaire à la frontière étaient-elles principalement une mesure en matière de libertés publiques ou une mesure de contrôle sanitaire aux frontières ?

En 2005 (Conseil d’État, Section de l’intérieur, avis n° 371906 du 30 août 2005, droit de préemption urbain), le Conseil d’État avait considéré que la finalité urbanistique des droits de préemption devait prévaloir sur la compétence de l’État en matière de droit de propriété et alors encore de droit civil : « Bien qu’affectant le droit de propriété, de tels droits de préemption, qui font l’objet de la demande d’avis, constituent des outils au service d’une politique de l’urbanisme et, à ce titre, se rattachent au droit de l’urbanisme. Leur institution en Nouvelle-Calédonie ne relève dès lors pas de la compétence maintenue à l’État (…) ».  Mais c’était à la Nouvelle-Calédonie « de définir les principes directeurs que doivent respecter les dispositions relatives à l’exercice de droits de préemption à des fins d’urbanisme qui seraient mis en œuvre sur son territoire. Ces principes directeurs touchent notamment aux conditions de forme, de procédure et de fond nécessaires pour garantir le respect du droit de propriété. »

Le Conseil d’État avait estimé en 2006 (Conseil d’État, Section de l’intérieur, avis n° 373.768 du 21 novembre 2006, Conditions d’ouverture, d’exploitation et de contrôle d’établissements commerciaux, que la réglementation des conditions d’ouverture et d’exploitation des établissements appelés nakamals, dans lesquels est consommé le kava, relevait de la compétence de la Nouvelle-Calédonie en matière de « santé et d’hygiène publique » par application du 4° de l’article 22 de la loi organique du 19 mars 1999, « en tant qu’elle aurait pour objectif de lutter contre les pathologies liées à la consommation [du kava] », ainsi que les communes au titre de leur pouvoir de police générale, dans le cadre de la réglementation spéciale du pays, et non pas l’État ou les provinces. Pour les provinces, cela aurait été au titre du développement économique. C’est donc bien la cause finale objective de la réglementation qui permettait de déterminer la collectivité compétente, le Conseil d’État présupposant que l’intention était de restreindre et réglementer l’activité des nakamals, plutôt que de l’étendre.

Dans l’affaire des Zones de développement prioritaire (Conseil d’État, 10ème chambre, avis n° 415891 du 11 avril 2018, ZODEP), la finalité est d’aménager le territoire par un zonage particulier ; ce sera donc une compétence de la Nouvelle-Calédonie (principe directeur du droit de l’urbanisme), qui prend le pas sur l’habitat social (compétence provinciale) ou le développement économique (autre compétence provinciale).

Cette approche finaliste retenue par le Conseil d’État a été dans l’ensemble pragmatique : elle a visé à débloquer le système institutionnel calédonien. Et la jurisprudence a facilité alors l’action publique sans chercher à la compliquer.

Cela n’a pas été le choix du Conseil constitutionnel. Malgré le but indéniable de protection sanitaire, il a estimé au contraire que « si elles poursuivent un objectif de protection de la santé publique, ces mesures exceptionnelles, temporaires et limitées à la mesure strictement nécessaire pour répondre à une catastrophe sanitaire et à ses conséquences, se rattachent à la garantie des libertés publiques et ne relèvent donc pas de la compétence de la Nouvelle-Calédonie. » Le Conseil d’État s’est exécuté par décision, 10ème – 9ème chambres réunies, du 14 octobre 2021, sous le n° 441059.

Cette jurisprudence qui privilégie une définition matérielle de chaque compétence aurait été catastrophique pour l’autonomie de la Nouvelle-Calédonie et de ses provinces permettant un grignotage permanent des compétences du pays ou des provinces par l’État. Ce grignotage est en germe dans le considérant suivant du Conseil constitutionnel : au sein des mesures concernant l’organisation et le fonctionnement du dispositif de santé, « le législateur n’a visé que les mesures qui, parce qu’elles concernent l’ordre public ou les garanties des libertés publiques, relèvent de la compétence de l’État.» On trie donc au travers les compétences propres de la Nouvelle-Calédonie celles qui ne relèvent dorénavant plus de son autonomie…

Il n’a pas fallu attendre longtemps pour que le Haut-commissaire cherche en conséquence à limiter l’autonomie provinciale, qui plus est dans le domaine emblématique des droits coutumiers kanak. Cela reflétait aussi une prise de position qui paraissait rompre déjà avec la neutralité de l’État et révélait au fond un parti-pris entre communautés.

Le Conseil d’État s’éloigne de la décision du Conseil constitutionnel sur la gestion sanitaire qui aboutissait par le biais d’une lecture matérielle des libertés publiques à un empiètement permanent des compétence locales par l’État. Cette jurisprudence du Conseil constitutionnel demeure ainsi isolée et limitée aux pandémies nationales. Le Conseil constitutionnel a surtout démontré une nouvelle fois qu’il était moins une Cour constitutionnelle suprême qu’une autorité politique vouée à la défense de l’État central. Il s’agissait simplement de justifier une gestion nationale et centralisée de la pandémie.

Le Conseil d’État revient à l’orthodoxie de la répartition des compétences

Le raisonnement contenu dans l’avis n° 462438 du 18 juillet 2022 est simple. Il tient en quelques points :

  1. L’environnement n’étant attribué ni à la Nouvelle-Calédonie ni aux communes revient naturellement aux provinces sur le fondement de l’art. 20 de la loi organique. C’est le retour à la compétence de droit commun.
  2. « Dès lors que la détermination de l’autorité compétente pour édicter une réglementation dans un domaine dépend de la nature de la finalité qui lui est assignée », ces dispositions ne font pas obstacle à ce qu’une province édicte, à des fins de préservation de l’environnement, ou sur le fondement des compétences qu’elle tire des articles 45 et 46 de la loi organique en matière de conservation des ressources naturelles, une réglementation soumettant à un régime de déclaration ou d’autorisation assorti de sanctions, l’accès des navires à son domaine public maritime, selon qu’ils sont affectés à une activité de plaisance, de pêche ou de commerce. Le critère finaliste est clairement reconnu par le Conseil d’État.
  3. De même, alors même que l’État est seul compétent en matière de garanties des libertés publiques, la province peut soumettre certaines activités susceptibles d’être exercées sur le domaine public maritime, notamment à caractère économique, à un régime de déclaration ou d’autorisation. Les libertés publiques n’empêchent pas d’exercer complètement ses propres compétences, sans grignotage permanent par l’État.
  4. Les provinces sont compétentes pour fixer la date d’entrée en vigueur de dispositions à caractère pénal ; la circonstance qu’à la date prévue celles d’entre elles qui prévoient des peines d’emprisonnement n’aient pas été homologuées font simplement obstacle à ce qu’elles puissent être appliquées. C’est la fin du contrôle a priori implicite que faisait peser la menace d’absence d’homologation. Cette procédure devrait d’ailleurs être réformée pour supprimer cette méfiance structurelle de l’État au profit d’un contrôle a posteriori par le juge, car la moindre homologation dure des années…
  5. Enfin et surtout pour la province des Îles et ses coutumiers, ces dispositions ne font pas obstacle à ce qu’une province, en vue de préserver l’environnement dans le respect des usages coutumiers de jouissance, institue des servitudes écologiques et coutumières ayant pour objet de réglementer l’accès à la nature dans des zones situées sur le domaine public maritime ou sur des terres coutumières mises à la disposition de la province. Le Conseil d’État prend ainsi en compte l’usage coutumier des terres sur les Loyauté, ce que traduit la délibération de la province des Îles Loyauté. « Un avis qui donne du sens et légitime toute la philosophie du code de l’environnement de la province des Îles Loyauté, tant nature et culture sont constitutifs de l’environnement culturel» selon le commentaire qui en est fait sur le blog Présence kanak le 22 juillet 2022.

On attend maintenant la décision sur le fond de la Cour administrative d’appel de Paris.

Mathias Chauchat, professeur de droit public à l’Université de la Nouvelle-Calédonie

Vous trouverez ici le jugement du TANC n° 2000440 du 17 mai 2021, la décision de la Cour administrative d’appel de Paris n° 21PA04622 du 17 mars 2022 et l’Avis du Conseil d’État n° 462438 du 18 juillet 2022.

Jugement TANC – annulation délib (17 05 21)

Arret du 17.03.2022

CE, 2022, réserves coutumières accès DPM de la PIL

Actualisation : la décision de la CAA de Paris n° 21PA04622 est intervenue le 10 janvier 2023 et donne raison à la PIL. La décision fait seulement état de deux réserves :

La première relève des pouvoirs du président de l’assemblée de province. La délibération disait que la suspension était levée par le président après avis conforme des autorités coutumières. Le seul mot conforme est annulé, car il porte atteinte au pouvoir de décision du président.

La seconde est relative aux navires étrangers. Compte tenu des règles internationales applicables, la province ne peut limiter le droit de passage inoffensif des navires étrangers dans la mer territoriale. La délibération ne peut s’appliquer aux navires étrangers.

 Vous trouvez cette décision ici :

arrêt CAAP PIL zones coutumières maritimes 10 janvier 2023