Le Conseil d’Etat rejette la demande d’annulation des provinciales au Sud


20-02-2015
Par Admin Admin

Par une protestation, enregistrée le 2 juin 2014 au Conseil d’Etat, M. Roch Wamytan, Mme Marie-Pierre Goyetche, Mme Viviane Boahoume-Arhou, M. Sylvain Pabouty, M. Alexandre Amosala, M. Gérald At-Chee et M. Gérard Reignier demandaient au Conseil d’Etat d’annuler les opérations électorales qui se sont déroulées le 11 mai 2014 en vue de l’élection des représentants au congrès et à l’assemblée de la province Sud de la Nouvelle-Calédonie, au motif tiré de la non sincérité de l’établissement du corps électoral provincial.

Le Conseil d’Etat a rendu une décision de rejet le 13 février 2015, sous le numéro 380827. La décision peut être téléchargée ici : CE decision 13 fevrier 2015 election pSud

L’affaire de la fraude à la sincérité du corps électoral est connue ; on se reportera aux articles sur ce site, ainsi qu’à la revue nationale Jus Politicum :

http://www.juspoliticum.com/La-fraude-a-la-sincerite-du-corps.html

Les indépendantistes entendaient obtenir l’annulation du scrutin au Sud devant la juridiction administrative, n’ayant pu surmonter le verrou juridictionnel de la juridiction judiciaire sur l’établissement du corps électoral. On rappellera que, pour les personnes arrivées après Matignon (1988), il faut être établi en Nouvelle-Calédonie avant le 8 novembre 1998 ET inscrit sur le tableau annexe de la consultation du 8 novembre 1998 sur l’Accord de Nouméa ET avoir 10 ans de résidence continue. La différence entre les corps électoraux, spécial et général, si elle peut être tenue pour négligeable en provinces Nord et Îles, représente en 2014, 13,13 % du corps électoral du pays et 19,10 % de celui de la province Sud. Le corps électoral spécial en 2014 est de 152 462 personnes ; 23 052 électeurs sont cantonnés sur le tableau annexe. L’absence d’inscription des Kanak omis et l’absence de radiation des personnes irrégulièrement inscrites a pesé de manière déterminante sur le résultat de l’élection : sur 96 347 inscrits (68 236 exprimés) en province Sud, 5 413 demandes de radiation étaient demandées, soit 5,62 % du corps électoral, sur le seul critère de la non inscription sur le tableau annexe de 1998. Il y a 40 sièges en province Sud et le quotient/exprimés était à 1706 voix ; la question des radiations portait potentiellement sur 3 sièges en province Sud et 2,5 au Congrès (32 sièges).

Cette absence des électeurs de la liste électorale de 1998 n’épuise d’ailleurs pas la question de la fraude. Tous les critères de l’Accord de Nouméa ont été appliqués de manière laxiste, voire frauduleuse, par les commissions administratives électorales, y compris en 2014, alors que la question était devenue brûlante : arrivée tardive, non continuité de la durée de séjour, naturalisations tardives, absence de parents citoyens, etc. Il s’ajoute un contentieux supplémentaire lié à l’inscription de 1656 Kanak, inscrits sur la seule liste générale et cantonnés sur le tableau annexe (dont ils ne relèvent normalement jamais), au motif de l’absence de demande personnelle individuelle d’inscription.

La demande des partis indépendantistes visait à faire interroger la Cour de cassation, par une question préjudicielle du Conseil d’Etat, pour tirer les conséquences juridiques et politiques globales des fraudes accumulées sur la sincérité de l’élection. La Cour de cassation juge d’un point de vue individuel, personne par personne. Le Conseil d’Etat aurait pu chercher à acquérir une vision globale des conditions de l’élection.

L’impossible équidistance de la Cour de cassation entre la fraude et l’application de l’Accord de Nouméa

La Cour de cassation a en effet une jurisprudence paradoxale : par les arrêts Jollivel et Oesterlin (Cour de cassation, chambre civile 2, du 16 novembre 2011, n° de pourvoi : 11-61169, Mme Jollivel. Cour de cassation, chambre civile 2, du 5 décembre 2012, pourvoi n° 12-60.526, Mme Oesterlin 1, Cour de cassation, chambre civile 2, du 12 décembre 2013, n° de pourvoi: 13-60217, Mme Oesterlin 2.), dont le contenu est maintenu dans les contentieux récents (Cour de cassation, chambre civile 2, 12 juin 2014, n° 14-60.523, Mme Cacot), elle a reconnu les inscriptions indues, mais empêche toute correction en faisant peser la totalité de la charge de la preuve sur le requérant.

L’attendu type de la Cour de cassation est le suivant (Cour de cassation, Chambre civile n° 2, 12 juin 1984, n° 14-60.534) : « Attendu que, pour ordonner la radiation de M. X de la liste électorale spéciale, le jugement énonce que M. Y, tiers électeur, conteste l’inscription de M. X sur la liste électorale spéciale ; que si le tiers électeur ne fournit pas la preuve incontestable et suffisante de ses dires, il résulte toutefois de la production de la liste générale de 1998, laquelle ne mentionne pas l’électeur dont l’inscription est contestée, des éléments qui constituent des indices sérieux et concordants permettant de présumer (présomption simple) l’irrégularité de l’inscription contestée en renversant la charge de la preuve, laquelle incombe désormais à l’électeur visé par la contestation ; que l’électeur régulièrement convoqué ne comparaît pas ; qu’ainsi faute pour lui, du fait de son absence, de rapporter la preuve contraire, il convient de déclarer bien fondée la contestation du tiers électeur ;

Qu’en statuant ainsi, alors qu’il appartenait au tiers électeur d’établir que M. X ne remplissait aucune des conditions prévues par l’article 188 de la loi organique susvisée, le tribunal, qui a inversé la charge de la preuve, a violé les textes susvisés ». Le renversement de la charge de la preuve a été refusé. Le juge laisse le tiers électeur, requérant indépendantiste, face à l’administration d’une preuve impossible. En effet, le tiers électeur qui apporte la preuve de l’absence d’un des trois critères de la loi doit prouver les deux autres pour obtenir la radiation : la preuve d’une durée de 10 ans discontinue et la preuve que l’intéressé n’était pas arrivé avant 1988. On note immédiatement que le juge demande au tiers électeur, pour justifier de sa demande de radiation, plus qu’il n’en faut à la commission administrative spéciale pour l’inscrire. Or, apporter les trois preuves pour des milliers de personnes, est une tâche évidemment impossible. Elle relèverait de l’enquête de police de masse. On est face à la preuve « impossible ». Il ne fait plus aucun doute, en l’état actuel du droit, qu’aucun juge ne radiera quiconque en Nouvelle-Calédonie, malgré les fraudes à la loi.

L’examen par le Conseil d’Etat des manœuvres frauduleuses contrarié par l’autorité de la chose jugée judiciaire

Le Conseil d’Etat, à défaut d’accepter les questions préjudicielles, s’est d’abord réfugié dans son champ de compétence traditionnel. C’est le juge judiciaire qui apprécie l’établissement du corps électoral et c’est le juge administratif qui juge des protestations concernant le déroulement des opérations électorales. Sa jurisprudence concerne d’ailleurs souvent l’Outre-mer où la vigilance de l’Etat et du juge devrait être renforcée : « Il n’appartient pas au juge de l’élection, en l’absence de manœuvre susceptible d’avoir altéré la sincérité du scrutin, d’apprécier la régularité de l’inscription ou de la radiation d’un électeur sur les listes électorales ; que, par suite, le grief tiré de ce que certains électeurs, qui ne sont d’ailleurs pas nommément désignés, auraient en l’espèce été inscrits ou radiés à tort des listes électorales ne peut être accueilli » (Conseil d’Etat n° 367824 du 9 juillet 2014 Circonscription d’Alo – Futuna ; Conseil d’Etat n° 358644 du 19 décembre 2012 Circonscription de Mua – Wallis).

Mais les indépendantistes avaient justement plaidé l’existence de manœuvres frauduleuses dans le fonctionnement des commissions administratives électorales, ce que rappelle le Conseil d’Etat : « Considérant que, pour demander l’annulation de ces opérations électorales, M. Wamytan et autres soutiennent que la sincérité du scrutin aurait été altérée par l’existence de manœuvres auxquelles auraient procédé les partis non indépendantistes lors de la révision des listes électorales et que l’appréciation de ces manœuvres dépendrait de la réponse que la Cour de cassation devrait apporter à plusieurs questions préjudicielles que le Conseil d’Etat statuant au contentieux devrait lui poser ». Le moyen peut être parfois accueilli : « dans les circonstances de l’espèce et eu égard à l’écart de voix séparant les deux listes en présence, même en tenant compte de ce que certains électeurs ont obtenu leur réinscription sur la liste électorale avant le 20 mars 2011, l’irrégularité des conditions de radiation de nombreux électeurs, qui n’ont pas été avisés de cette décision, a été, par son ampleur, susceptible d’altérer la sincérité du scrutin » (Conseil d’Etat n° 351331 du 27 juillet 2012 Commune de Sada – Mayotte). Mais le Conseil d’Etat prend la peine de souligner dans cette même affaire mahoraise que « le tribunal d’instance, par des ordonnances du 18 mars 2011 rendues sur la saisine de dix-neuf électeurs, a d’ailleurs constaté que ceux-ci n’avaient pas été avertis de leur radiation et, estimant qu’ils remplissaient les conditions exigées par le code électoral, a ordonné leur inscription sur les listes électorales de la commune ».

Le Conseil d’Etat ne va pas statuer sur ces manœuvres pour la Nouvelle-Calédonie. Il se borne à considérer que les recours ont été rejetés par l’autorité judiciaire : « s’il y a lieu, pour le juge électoral, de tirer les conséquences de l’illégalité d’inscriptions ou de radiations de la liste électorale telle qu’elle est judiciairement établie à la date à laquelle il est appelé à se prononcer, en prenant en compte les décisions juridictionnelles produites devant lui, il résulte de l’instruction  qu’en l’espèce, la liste électorale spéciale pour les opérations qui se sont déroulées le 11 mai 2014 en vue de lélection au congrès et à l’assemblée de la province Sud de la Nouvelle-Calédonie a été établie en prenant en compte les jugements produits par les requérants, rendus en avril 2014 par les tribunaux de première instance de Koné et de Nouméa ; qu’il suit de là que les requérants ne sauraient en tout état de cause soutenir que les résultats du scrutin auraient été affectés par les irrégularités qu’ils mentionnent ». Il s’agit d’une pirouette facile, car les refus du juge judiciaire de corriger ne portaient pas sur le fond du droit (les irrégularités étant établies, au moins pour partie par l’absence de présence sur la liste générale de 1998 suivant la jurisprudence de la Cour de cassation), mais sur la procédure, à savoir l’impossibilité pour les tiers électeurs requérants d’apporter la preuve individuelle que les électeurs, sauf s’ils l’avouent eux-mêmes devant le juge, ne remplissent aucune des autres conditions posées par la loi. Le Conseil d’Etat se retranche ainsi derrière le respect de l’autorité de la chose jugée de la juridiction judiciaire. Demander au Conseil d’Etat de saisir la juridiction judiciaire « constitue en réalité des contestations des jugements mentionnés ».

Le message discutable adressé aux partis politiques calédoniens

Le message envoyé par l’Etat aux partis indépendantistes, sans nécessairement qu’il en ait pris conscience, est discutable :

Le premier message vient du pouvoir exécutif, au travers de la déclaration du Premier ministre Jean-Marc Ayrault à l’Assemblée nationale le 25 février 2014, relayée localement par le Haut-commissaire Jean-Jacques Brot : un pouvoir inconstant et flottant change les règles au fur et à mesure des résistances qu’il rencontre. La France renoue par là avec son histoire de décolonisations ratées, toujours et partout.

Le second message témoigne de l’absence en France de procédures de recours juridictionnels efficaces, tant devant la Cour de cassation, où les irrecevabilités individuelles massives relèvent du déni de justice, que devant le Conseil d’Etat qui s’abrite derrière l’autorité du juge judiciaire pour refuser d’examiner la question des manœuvres électorales dont l’accumulation a faussé l’élection.

Le message parallèlement envoyé aux partis non indépendantistes risque, lui aussi, d’être perçu comme suspect. Il encourage la résistance à l’évolution politique de la Nouvelle-Calédonie, y compris en violant la loi et l’Accord de Nouméa. Au moment où la contestation de l’Accord de Nouméa prend pied sur celle du principe de la collégialité gouvernementale, le manque de pédagogie de l’émancipation distingue très clairement les évolutions réussies des Anglo-saxons dans le Pacifique des atermoiements français. Il reste encore attendre le débat parlementaire sur la modification de la composition et du fonctionnement des commissions administratives électorales.

Les indépendantistes ont saisi la Cour européenne des droits de l’homme, avec la difficulté, dans ce contentieux très particulier, de devoir se présenter comme victimes directement affectées par les violations alléguées de la convention (droit à des élections libres, droit au juge, droit au procès équitable). L’ONU, dont l’Assemblée générale suit attentivement le processus de décolonisation calédonien, est également saisie de la question (Nations Unies, Résolution AG/11597 du 5 décembre 2014 – documents officiels de l’Assemblée générale, 69ème session, supplément n° 23 (A/69/23). Nul doute que le lobbying à l’ONU sera intensifié.

Sur le plan du droit, l’affaire de la fraude à la sincérité du corps électoral calédonien ne restera pas dans les annales comme un grand moment de dignité.

Mathias Chauchat, professeur de droit public à l’université de la Nouvelle-Calédonie