Le destin commun dans le respect du pluralisme juridique


14-04-2009
Par Admin Admin

Conférence organisée par le Larje le 7 avril 2009 à l'Université
de la Nouvelle-Calédonie

(résumé)

 

Le destin commun dans le respect du pluralisme juridique :
un défi pour l'avenir de nos sociétés

 

 

Par Régis Lafargue

Professeur associé à l’Université de Paris Ouest – Nanterre La Défense

Chargé de cours d'ethnologie des institutions au Master 2 d'anthropologie du droit et chercheur au Laboratoire d'anthropologie juridique de l'Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne)

 

Le « destin commun » qui renvoie au contrat social contenu dans l'accord de Nouméa est un défi qui concerne non seulement la Nouvelle-Calédonie, mais toutes les sociétés traversées de flux migratoires. Le thème abordé même s'il y revêt une signification forte n'a donc rien de spécifique à la Nouvelle-Calédonie. Il pose une question universelle: celle de la rencontre des cultures ; de la capacité à accueillir l'Autre et ses normes sociales et juridiques.

Le Doyen Carbonnier, dans une phrase qui semble avoir été écrite pour la Nouvelle-Calédonie soulignait : « Ce n’est jamais impunément que deux systèmes juridiques se rencontrent. Des effets en résultent, qui affectent les institutions aussi bien que les individus (étant entendu que c’est toujours à travers une modification des hommes que s’opère une modification des institutions). Ce sont des phénomènes multiples de psychologie sociale, qui sont des phénomènes juridiques » (J. Carbonnier)[1].

Précisément, la Nouvelle-Calédonie a cette chance d'avoir un droit coutumier encore non écrit – en espérant qu'il le restera longtemps car l'écrire serait trahir la coutume en portant atteinte à sa vitalité – et parce que cette coutume est encore orale, elle est exprimée par des hommes : des voix prises dans la communauté kanak. Ces voix, ce sont celles des autorités coutumières qui se réunissent en réfléchissant sur des thèmes d'actualité. Ces voix ce sont aussi celles des assesseurs coutumiers qui expriment l'état du droit coutumier, de leur point de vue, en espérant que leurs avis reflètent les attentes de la société kanak.

L'enjeu au delà de la rencontre des cultures est l'acculturation : c'est à dire une acculturation réciproque des systèmes sociaux et juridiques en compétition et non une colonisation juridique de l'un par l'autre. Cette acculturation réciproque serait le moyen idéal de créer du monde commun. Mais est-elle possible ? N'est on pas resté encore dans le travers maintes fois dénoncé d'un projet de transplantation pure et simple d'un droit venu d’ailleurs, comme s'il s'agissait d’un quelconque transfert de technologie, alors qu'il s'agit de création culturelle[2]. A vouloir procéder ainsi, le risque est de créer de l’ineffectivité ou de l’indifférence par rapport au droit proclamé (le droit étatique). Le risque est de générer du repliement sur soi (sur son droit endogène) : en somme de créer du « non droit », c'est à dire de la non reconnaissance réciproque en creusant le fossé entre le droit de l'Etat et les normes issues de la société ou d'une partie de celle-ci – ces normes que le Doyen Carbonnier qualifiera d’« infra droit », ou de « non droit ».

Au final, le danger est d'aboutir à un refus de toute forme d’ouverture vers un domaine commun, pour avoir négligé un phénomène essentiel, que l’on retrouve dans le droit qui touche à l'individu, à son cercle d'intimité, et donc à la famille : la « conscience du droit » ou le « droit comme conscience » — à savoir, les représentations personnelles de la norme dans leur confrontation à celle du groupe ou de l’Etat.

Les termes du débat sont connus, il s'agit de la question de l'identité au sens large ; les enjeux sont sensibles : il s'agit ni plus ni moins que de la capacité du droit à créer du lien – de créer des valeurs partagées ou si l'on préfère du droit « commun » – et donc de générer de la confiance, c'est à dire tout à la fois de la légitimité, et de la sécurité juridique. A moins, qu'après tout, le droit ne soit pas affaire si sérieuse, et qu'il vaille mieux se réjouir au contraire de sa relative ineffectivité.

En définitive, il faut parier, moins sur les institutions que sur autrui: le pari n'est pas de faire évoluer les lois mais de faire évoluer les consciences, d'arriver à se reconnaître mutuellement en exprimant son point de vue et ses valeurs sans chercher à convertir quiconque, sans chercher à faire prédominer un héritage sur l'autre en échangeant et en parlant vrai, à la façon par exemple de ce modèle d'humilité et de tolérance qu'était Montaigne : "Un parler ouvert ouvre un autre parler et le tire hors, comme fait le vin et l'amour", pour l'auteur des Essais, la seule valeur importante, c'est la fides, la foi, la confiance, la fidélité. Sans elle, la société se défait peu à peu. La valeur essentielle est dans l'homme ; bien plus que dans les textes ou les proclamations de principes.

Aujourd'hui en Nouvelle-Calédonie, la Coutume est, et demeure incontournable car elle ne s'éteindra pas. Elle évoluera sûrement — c'est dans sa nature d'évoluer — mais peut être pas de la manière dont le pensent certains qui croient en la suprématie de la version occidentale des droits de l'homme et qui n'envisagent probablement pas la permanence de logiques distinctes des nôtres, et avec lesquelles il faudra bien composer : tout simplement parce qu'il y va de la considération que l'on témoigne à l'Autre, qui n'a pas à être traité comme s'il était invisible.

Et pour ceux que mes propos laisseraient incrédules, lorsque j'évoque ces questions de psychologie sociale je rappellerai ceux de Paul Valéry : « …il m’est arrivé d’écrire certain jour : Au commencement était la Fable ! (…) Que serions-nous donc sans le secours de ce qui n’existe pas ? Peu de chose, et nos esprits bien inoccupés languiraient si les fables, les méprises, les abstractions, les croyances et les monstres, les hypothèses et les prétendus problèmes de métaphysique ne peuplaient d’êtres et d’images sans objets nos profondeurs et nos ténèbres naturelles. Les mythes sont les âmes de nos actions et de nos amours. Nous ne pouvons agir qu’en nous mouvant vers un fantôme. Nous ne pouvons aimer que ce que nous créons ». (Variété 1 et 2, Petite lettre sur les mythes, coll. Idées, Gallimard.)

Parce que la coutume est réinvention et adaptation permanente, point n'est besoin de rechercher d'autre explication à l'attachement dont elle fait l'objet, et au symbole de résilience qu'elle incarne dans toutes les sociétés qui interrogent leur rapport au monde, et donc leur identité.

 

 

Bibliographie sommaire:

G. Nicolau, G. Pignarre, R. Lafargue, Ethnologie juridique. Autour de trois exercices, Dalloz, Coll. méthodes du Droit, 2007, 400 pp.

R. Lafargue, La Coutume judiciaire en Nouvelle-Calédonie, aux sources d’un droit commun coutumier, Aix-en-Provence, PUAM, 2003.

Eric Rau, Institutions et coutumes canaques (1944), Paris, rééd. L’Harmattan, coll. Fac-similés océaniens, 2007.

E. Rau, La Vie juridique des Indigènes des Iles Wallis (1935) réédition l’Harmattan, coll. fac-similés océaniens, 2007;

Maurice Leenhardt, Do Kamo. La personne et le mythe dans le monde mélanésien, (1947) Paris, Gallimard, coll. Tel, 1985.

Marc Aoun (dir.) Les statuts personnels en droit comparé – Evolutions récentes et implications pratiques, Louvain, Ed. Peteers, 2009.

Charles Taylor, Multiculturalism and « politics of recognition » (1992), trad. franç. Multiculturalisme – Différence et démocratie, Flammarion, 2003.

Jean Carbonnier, Flexible droit, Paris, L.G.D.J., 10e éd., 2001.

J. Carbonnier, Sociologie juridique, Paris, PUF, coll. Quadrige, 2e éd. 2004.

J. Carbonnier, Droit et passion du Droit sous la Vème République, Paris, Flammarion, 1996.

Michel Alliot, Le droit et le service public au miroir de l’anthropologie, Karthala, 2003.

P. de Deckker et L. Kuntz, La bataille de la coutume et ses enjeux dans le Pacifique Sud, Paris, L'Harmattan, Coll. Mondes océaniens, 1998.

P. de Deckker (dir.) Coutume autochtone et évolution du droit dans le Pacifique sud, Paris, L’Harmattan, 1995.

J.-Y. Faberon et Y. Gautier, Identité, nationalité citoyenneté outre-mer, CHEAM, 1999.

Alban Bensa et Christine Salomon, " Instrumentalisation et malentendus. Les Kanaks face à l’appareil judiciaire français de Nouvelle-Calédonie ", Archives de politique criminelle, n°29, Pedone, 2007 pp. 171-182.


[1] Sociologie juridique, Paris, PUF, coll. Quadrige, 2e éd. 2004, p. 380.

[2] « L’illusion occidentaliste consiste à croire que l’exportation des modes de vie et, selon l’expression forgée dans les années 1960-1970, les transferts de technologie (auxquels fut assimilée l’introduction de normes juridiques, même celles touchant aux montages de la famille, dans les pays-déversoir !) valent en quelque sorte conversion d’identité (échanger son rapport à soi), à l’instar d’une monnaie convertie en une autre. Les civilisations ne sont pas programmables, mais se livrent au tri. Elles s’approprient pour leur compte et malaxent les apports, même en situations historiques de survie ou contraintes. A plus forte raison, lorsqu’elles ont acquis la capacité stratégique de relever les défis de l’Occident, en produisant à leur tour une Modernité marquée de leur sceau » Pierre Legendre, Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident, Paris, Mille et Une Nuits, coll. les quarante piliers, 2004, p. 29-30.