Le monopole de l’OCEF et le droit constitutionnel calédonien


25-06-2012
Par Admin Admin

Le Conseil constitutionnel a été saisi le 11 avril 2012 par le Conseil d’État, dans les conditions prévues par l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) posée par les Établissements Bargibant S.A. Cette question était relative à la constitutionnalité de l’article unique de la loi du pays n° 2011-6 du 17 octobre 2011 portant validation des actes pris en application des articles 1er et 2 de la délibération n° 116/CP du 26 mai 2003 relative à la régulation des importations de viandes et abats en Nouvelle-Calédonie.

L’office de commercialisation et d’entreposage frigorifique (OCEF) est un établissement public industriel et commercial chargé d’une mission de service public de régulation du marché des viandes en Nouvelle-Calédonie. Sa création en 1963 a visé à protéger la production locale de viandes et à assurer le bon approvisionnement de la population du pays. Dans le cadre de cette mission, la délibération du 26 mai 2003 du Congrès de la Nouvelle-Calédonie a également confié à l’OCEF le monopole d’importation des viandes. Philippe Germain, en charge de l’économie au gouvernement en 2011, avait résumé brutalement le litige avec l’entreprise Bargibant dans les Nouvelles calédoniennes du 1er mars 2011. Pour lui, la protection de la production locale reste incompatible avec les importations privées. L’OCEF achète le bœuf au même prix, de Païta à Poum, du cou à la queue. On ne peut pas laisser un importateur s’enrichir en n’important que des entrecôtes, pendant que la collectivité finance la filière locale…

La décision du Conseil constitutionnel du 22 juin 2012 est riche de trois enseignements : l’usage de la QPC est une innovation reconnue pour le pays ; le monopole d’importation des viandes est conforté par le droit constitutionnel particulier de la Nouvelle-Calédonie ; enfin, le domaine de la loi du pays continue de s’étendre par sa dynamique propre.

Une question prioritaire de constitutionnalité propre à la Nouvelle-Calédonie

Une guérilla juridique de longue haleine est menée par les établissements Bargibant, sur fond de querelle de vie chère, en vue d’importer librement de la viande. Par un arrêt en date du 1er février 2010, confirmant un jugement rendu le 9 août 2007 par le tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie, la Cour administrative d’appel de Paris a constaté, par voie d’exception, que la délibération n° 116/CP du 26 mai 2003 relative à la régulation des importations de viandes était entachée d’illégalité en ce qu’elle prévoyait que l’OCEF est le seul importateur agréé en matière d’importation des viandes. En décembre 2010, le Tribunal administratif a annulé pour détournement de pouvoir le passage de 6 % à 27 %  de la « taxe de soutien aux productions agricoles » (TSPA) sur l’agneau congelé, décidé en juin par le gouvernement et voté par le Congrès. Les juges estimaient que le gonflement de la taxe avait, en réalité, pour objet de renchérir le coût des importations de la société Bargibant afin de les rendre moins compétitives que celles effectuées dans les semaines précédant l’établissement de la nouvelle taxe, par l’OCEF. Peu à voir avec la protection d’une filière locale d’agneau très faible. Le 29 mars 2010, le Tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie annulait les décisions de rejet de licences d’importation de viande d’agneau aux mêmes établissements Bargibant. En février 2011, le Tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie annulait les refus de licences d’importation de 12 tonnes de bœuf congelé qui perpétuaient ainsi le monopole de l’OCEF.

Devant l’accumulation des contentieux, le Congrès choisit de valider, par l’usage de la loi du pays, les actes pris en application de la délibération sur la régulation des importations de viandes. Aux termes de l’article unique de cette loi du pays n° 2011-6 : « Sous réserve des décisions de justice passées en force de chose jugée, les actes réglementaires et individuels pris en application des articles 1er et 2 de la délibération n° 116/CP du 26 mai 2003 relative à la régulation des importations de viandes et abats en Nouvelle-Calédonie sont validés en tant que leur légalité serait contestée par le moyen tiré de ce que l’exclusivité que ces dispositions confèrent à l’office de commercialisation et d’entreposage frigorifique pour importer des viandes et abats des espèces bovines, porcines, ovines, caprines, chevalines et cervidés porterait au principe de liberté du commerce et de l’industrie une atteinte excessive qui ne serait pas justifiée par un motif d’intérêt général suffisant ». A l’occasion d’un nouveau contentieux sur des refus de licence, les établissements Bargibant posent la QPC. Par jugement du 31 janvier 2012, le Tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie transmet au Conseil d’Etat la question qui présente un caractère sérieux. Celui-ci transmet par décision du 11 avril 2012 au Conseil constitutionnel qui répond le 22 juin 2012, sous le n° 2012−258 QPC. On vient ainsi d’expérimenter la nouvelle procédure en droit public, après que le Conseil constitutionnel ait déclaré inconstitutionnel en droit privé un article du Code du travail de la Nouvelle-Calédonie le 9 décembre 2011 (n° 2011-205 QPC) en matière d’institutions représentatives pour les salariés des administrations publiques.

Un monopole d’importation des viandes confirmé

La surprise vient de ce que le Conseil constitutionnel juge conforme à la Constitution le monopole de l’importation des viandes en Nouvelle-Calédonie, et ce, pour deux raisons majeures : il s’agit d’abord pour lui du complément nécessaire du service public rendu par l’OCEF, mais surtout, il prend en compte le particularisme du droit constitutionnel calédonien. Bien sûr, ce particularisme ne figure pas explicitement dans l’Accord de Nouméa, lequel se borne à évoquer des objectifs de protection de l’emploi local, de rééquilibrage et développement des terres coutumières, comme de contrôle des outils du développement local. L’Accord ne traite pas de la question de l’importation de viandes, ni d’ailleurs n’évoque l’OCEF. En revanche, il est clair pour le Conseil constitutionnel qu’il existe des particularités propres à la Nouvelle-Calédonie qui tiennent à l’organisation de la production locale des viandes. L’OCEF traite de celle-ci dans toutes les provinces, y compris les endroits les plus reculés. Cette organisation a permis de satisfaire les besoins d’approvisionnement de la population du pays. Pour ces différentes raisons, l’atteinte à la liberté d’entreprendre réalisée par le rétablissement du monopole d’importation de viande de l’OCEF, quoiqu’importante, n’a pas été jugée comme revêtant un caractère disproportionné (cons. 8). C’est une nouvelle fois la démonstration que la Constitution française ne s’interprète en Nouvelle-Calédonie qu’au travers des atteintes qui ont été portées à ses principes par l’Accord de Nouméa. Avec un peu d’ironie au moment du retour des blocs aux élections législatives, on remarquera que les éleveurs calédoniens peuvent remercier les nécessités constitutionnelles du rééquilibrage, de la mise en valeur des terres coutumières et de l’identité kanak d’avoir sauvé l’OCEF ! Une petite parcelle du destin commun au Palais Royal.

L’extension du domaine de la loi du pays aux validations législatives

Ce n’est pas un scoop, mais une confirmation. Le Conseil d’Etat, dans sa décision du 11 avril 2012, avait à se prononcer sur le caractère législatif de la loi de validation. Il le fait par un considérant de principe qui mérite d’être reproduit : « Considérant qu’il résulte des articles 22 et 99 de la loi organique du 19 mars 1999 qu’afin de respecter l’équilibre des compétences transférées de façon définitive à la Nouvelle-Calédonie en application de l’article 77 de la Constitution, le Congrès de la Nouvelle-Calédonie peut, seul, valider par une loi du pays, dans un but d’intérêt général, un acte réglementaire ou individuel dès lors que cette validation intervient dans un domaine ressortissant à l’une de ces compétences définitivement transférées et énumérées à l’article 22 de la loi organique, même si les dispositions ainsi validées ne relèvent pas des matières mentionnées à l’article 99 de la loi organique ». Il confirme ainsi au contentieux l’avis qu’il avait déjà émis à propos de la validation de la taxe sur le fret aérien le 8 mars 2005. L’interprétation selon laquelle l’instrument juridique de la loi du pays dispose d’une dynamique propre et s’étend à toutes les matières législatives, au delà des seules dispositions définies dans l’article 99 de la loi organique, se confirme. Les juristes iront retrouver les fondamentaux de cet intéressant débat dans le livre « Les institutions en Nouvelle-Calédonie », paru en août 2011 au CDP, p. 230 et suivantes. La créature de la loi du pays finira par échapper aux limites fixées par son créateur, en amplifiant la marche vers un outil souverain.

Mathias Chauchat, Professeur des universités, Agrégé de droit public, à l’Université de la Nouvelle-Calédonie.