Le quai de Ouistreham par Florence AUBENAS


05-11-2010
Par Admin Admin

« La crise. On ne parlait que de ça, mais sans savoir réellement qu’en dire, ni comment en prendre la mesure. Tout donnait l’impression d’un monde en train de s’écrouler. Et pourtant autour de nous, les choses semblaient toujours à leur place. J’ai décidé de partir dans une ville française où je n’ai aucune attache, pour chercher anonymement du travail. J’ai loué une chambre meublée ». Ainsi commence le reportage de Florence Aubenas, journaliste à Libération et au Nouvel Observateur, grand reporter, otage en Irak en 2005 (Le quai de Ouistreham, Editions de l’Olivier, 19 €, 2010). Sa visite à Caen, et au quai de Ouistreham où accostent les ferries qu’il faut nettoyer (p. 109), est une rencontre du monde « des invisibles » (p. 201), les précaires, les sans statut où même un CDI est un luxe inaccessible, les victimes de tous, de tout et, de surcroît, de la crise.

Ce reportage de 6 mois est fait d’une succession de portraits et d’histoires de galère, dans une ville qui fut une citadelle ouvrière. On retranscrira ici l’atmosphère émouvante du récit par une succession d’anecdotes.

La rencontre avec Pôle Emploi

Pôle Emploi, c’est l’abattage. En 12 minutes, au vu d’un CV de femme de 50 ans divorcée et sans expérience, le jugement tombe. Ce sera agent de nettoyage. Diffusé en boucle sur le mur, un film de Pôle Emploi répète sur un ton de comptine : « vous avez des droits, mais aussi des devoirs. Vous pouvez être radié » (p. 25 et 26). Aux ouvrières de Moulinex, on y conseille de devenir auxiliaires de vie à 600 € par mois ou de faire du chèque Emploi service. Les dames de Moulinex comptent leur âge par demi-année comme les gosses, pour essayer de se glisser dans ces plans gouvernementaux qui font gagner quelques primes et des années de retraite : « j’ai cinquante-six ans et demi » (p. 193). Une dame attend toujours devant le guichet. Elle arrive en bus, éreintée de ses horaires incomplets et des petits boulots dispersés. C’est pour elle un gros effort de demander calmement : « pourquoi est-on obligé de venir à une convocation tous les mois ? ». C’est une obligation sanctionnée (p. 252). On convoque une catégorie de chômeurs, cadres ou RMIstes, peu importe. Une partie ne viendra pas, et sans justificatif. C’est statistique. Ils seront radiés. Ils peuvent se réinscrire. Cela permet de faire chuter les chiffres, même pour quelques jours (p. 251).

La galère des petits boulots de nettoyage

L’entreprise précédente assurait la prestation en 2 heures, L’Immaculée lui a arraché le marché en rabiotant 15 minutes. J’ai donc 1h45 pour tout faire, seule (p. 156). Les heures de dépassement ne sont jamais payées (p. 173). L’Immaculée a trouvé à Mme Tourlaville deux contrats, 5h30 par semaine pour nettoyer des cages d’escalier dans une résidence et 1h45 quotidienne dans une croissanterie avant l’ouverture. La résidence est à côté de chez elle, mais la croissanterie est à 22 kilomètres. Au prix de l’essence, ce second contrat ne lui rapporte presque rien et elle passe autant de temps en déplacement qu’en travail. « Alors, tu as refusé », je lui demande. « Non » (p. 173). Si on refuse, on disparaît, on n’est plus appelé, il faut être toujours disponible. La grande Mélissa jette : « plus on nous fait travailler, plus on se sent de la merde. Plus on se sent de la merde, plus on se laisse écraser » (p. 178).

Les syndicats et les précaires

Victoria et Fanfan avaient créé la section des précaires qui devait réunir la masse montante des travailleurs aux emplois éclatés, les employés d’hypermarché, les intérimaires, les femmes de ménage ou les sous-traitants. Le syndicalisme n’était pas une action facile dans ce monde d’hommes, organisé autour des grosses sections, les métallos, les chantiers navals, les PTT. Dans les manifestations, certains avaient honte d’être vus à côté de la caissière de Continent ou des femmes avec un balai (p. 128). Un responsable est nommé pour diriger la section des « précaires », un vrai lettré, bardé de diplômes. « Il faut un intellectuel pour représenter dignement le syndicat », disent les permanents. Victoria se souvient de cette sale impression d’être « en dessous » (p. 129). La vie a consommé la rupture des « à statut » avec les « sans statut ». On parle des ouvriers, qui protestent eux aussi, qui demandent des primes de départ. On les envie. On le dit. « Ils décrochent le pactole. C’est facile pour eux, ils sont nombreux. Nous, on se fait licencier un par un, comme des merdes ». On ne les aime pas non plus et on le dit aussi (p. 196).

On ne sort pas indemne du livre de Florence AUBENAS. On y voit une société française, cassée, où la fraternité est faible, où les jeunes errent sans avenir, de périodes de chômage à des petits boulots, où les plus vieux, sans emploi, attendent qu’on veuille bien les autoriser à partir en retraite, où l’Etat a renoncé à sa mission fondamentale : imposer la solidarité par l’impôt, par la redistribution, par l’égalité dans les privilèges. L’histoire n’a pas vraiment de fin. On lui propose un CDI. Les conditions sont miraculeuses pour le secteur : un contrat de 5h30 à 8h00 le matin, payées au tarif de la convention collective, 8,94 € brut de l’heure. Parmi les règles que l’auteur s’était fixées, il y avait celle d’arrêter cette expérience dès qu’on lui proposerait un contrat de travail définitif. Elle ne voulait pas bloquer un emploi réel. Elle retourne à Paris.