La vie chère outre-mer : un choix de société


14-02-2012

Les « rentes » des différents opérateurs, loin de se neutraliser, s’additionnent en bout de chaîne au détriment des consommateurs pour imposer des prix bien plus élevés qu’en Métropole. Comme les entreprises maximisent leurs profits grâce à la frange aisée de la population, la population pauvre est doublement marginalisée, ce qui nourrit un cercle vicieux entre les surprofits et les inégalités. Personne ne veut rompre le cercle. Il s’agit d’un choix de société.

 

1. Les vraies causes des prix élevés en outre-mer

Il y a les fausses raisons, souvent alléguées et les vraies, rarement reconnues.

L’éloignement et le coût de transport sont d’abord cités. Les conséquences de l’éloignement sont renforcées par le fait que l’outre-mer importe l’essentiel de sa consommation de Métropole et non de son environnement régional, même quand cela est possible. Au total, selon l’Autorité de la concurrence (2009), « le poids du fret représenterait, le plus souvent, de 5 à 15 % du prix de vente au consommateur des produits considérés » et ne permet pas d’expliquer les écarts de prix entre la Métropole l’outre-mer.

Les taxes à l’entrée sont réelles, mais pas décisives. En Polynésie, la TVA a été instaurée en 1998 et s’est notamment traduite par une diminution des taxes traditionnelles à l’entrée dont le taux moyen est passé de 42% en 1996 à 30% en 2010. En Nouvelle-Calédonie, le taux de douane moyen estimé était de 19% en 2009 avec de fortes disparités. En Polynésie et en Nouvelle-Calédonie, la fiscalité à l’entrée obéit largement à un motif de recettes fiscales. Mais, ce type de taxe n’explique pas à lui seul les écarts de prix avec la Métropole. Ainsi en Nouvelle-Calédonie, le niveau des taxes d’entrées (19%), souvent stigmatisées comme responsables de la « vie chère », doit être nuancé par le fait qu’il n’y a pas de TVA (à 19,6% en Métropole) qui frapperait aussi les importations…

L’exiguïté des marchés et les marges sont des causes plus réelles. L’étroitesse des marchés fait que peu de secteurs industriels sont représentés dans l’outre-mer. La Nouvelle-Calédonie est le seul territoire à faire exception, historiquement du fait du nickel et de ses sous-traitants. Mais contrairement à ce qu’on pense souvent, il n’existe pas de monopole légal dans l’industrie : n’importe quel entrepreneur peut décider d’ouvrir une entreprise industrielle dans le secteur de son choix. Si on constate l’existence de nombreux monopoles (par exemple, ciment, eau, riz, etc.), l’explication est simple : la taille du marché est souvent insuffisante pour permettre que deux entreprises ou plus se partagent un secteur. Le faible nombre de demandeurs fait que la rentabilité ne peut être atteinte que par une entreprise unique dans un secteur. À cela s’ajoute que, même pour un monopole, l’échelle de production est le plus souvent surdimensionnée par rapport à la population. Il est ainsi très fréquent qu’une entreprise de transformation locale produise à partir de machines qui sont les plus petites de leur gamme et correspondent encore à une production calibrée pour cinq cent mille ou un million d’habitants. Leurs prix de production sont donc mécaniquement plus élevés.

Le niveau des marges des entreprises en Nouvelle-Calédonie apparaît comme la véritable anomalie économique, source d’une majoration mécanique des prix au consommateur. Le droit calédonien de la concurrence est pour ainsi dire inexistant ; il n’existe pas comme ailleurs de législation contre les monopoles (ou contre la concentration). La grande distribution est emblématique de cette situation. Elle est extrêmement concentrée, au point d’être quasiment structurée sous la forme d’un duopole (Géant et Carrefour, plus les enseignes qui leur sont liées, totalisant environ trois quarts du marché des ventes de détail). Outre cette concentration « horizontale », ces entreprises sont également intégrées « verticalement », les distributeurs étant également les importateurs grossistes. Conséquence, selon l’étude Syndex de 2009, de 1998 à 2006 l’excédent brut d’exploitation (EBE) dans le secteur du commerce augmente d’environ 12 % en Métropole et de plus de 140 % en Nouvelle-Calédonie…

2. Des majorations de prix différemment ressenties par les populations

Si on peut concevoir que les surcoûts génèrent des prix élevés et que les comportements de marge y participent aussi, il reste à comprendre comment les produits peuvent être écoulés à prix majorés. La réponse à cette interrogation est donnée par l’Autorité de la concurrence qui met en avant la coexistence de deux demandes, correspondant à deux populations, dont la première, aisée ou très aisée, est servie commercialement et la seconde, pas ou peu solvable, est laissée à l’abandon. Cette première population aisée correspond notamment à certaines professions libérales, chefs d’entreprises et, spécifiquement outre-mer, aux surrémunérations des fonctionnaires avec des majorations allant de 35% à plus de 100% selon les territoires. Ces surrémunérations publiques créent les inégalités et permettent l’écoulement de produits à prix majorés. Ces pratiques de segmentation de la demande permettent d’un côté des profits élevés, mais d’un autre côté génèrent un accroissement de pauvreté, puisque les prix majorés sont valables pour tous, qu’on soit riche ou pauvre.

En Nouvelle-Calédonie le revenu médian, calculé par unité de consommation, est, en 2008, de 173 500 francs CFP par mois. Ce revenu est nettement supérieur à celui des DOM, lui-même inférieur de 38% à la Métropole (INSEE, 2010), mais les inégalités sont très marquées et ont notamment la caractéristiques de se décliner sur une base géographique : « Les habitants de la province Sud sont plus riches que ceux des deux autres provinces. Le revenu médian y est 2 fois supérieur à celui de la province Nord et 2,5 fois supérieur à celui des îles Loyauté. » (Hadj et alii, 2011). Comme les provinces Nord et des Iles sont très majoritairement peuplées de Kanak, peuple autochtone, on comprend que les inégalités se déclinent également sur une base communautaire.

En Polynésie française, les derniers chiffres disponibles (2004) font état d’un revenu médian par unité de consommation de 103 000 francs CFP par mois (ISPF, 2005). Depuis lors la situation économique de la Polynésie s’est fortement dégradée avec la conjonction de multiples crises (fin des essais nucléaires français et donc fin de la « rente nucléaire », crise touristique suite à la crise des subprimes et crise de la perliculture).

Ainsi, même quand la majeure partie de la population est pauvre, les entreprises se destinent à la partie aisée de cette population, pour laquelle la demande est relativement rigide face aux variations de prix. Il s’ensuit un cercle vicieux de la pauvreté et des inégalités, dans lequel ces dernières sont aggravées par les majorations des marges et des prix, qui elles-mêmes se nourrissent des inégalités. Pour autant, tout le monde se satisfait de cette situation macroéconomique, arguant, le cas échéant, que ce n’est pas en appauvrissant les riches qu’on enrichirait les pauvres, mais sans voir que les pauvres subissent les prix que les riches peuvent justement se payer. Les syndicats enseignants, ou les syndicats de fonctionnaires, sont des défenseurs naturels de ces surrémunérations, mais le secteur privé y est aussi favorable puisqu’il s’agit d’autant de clients à forts pouvoir d’achat et donc de débouchés pour les entreprises, notamment du tertiaire. A l’inverse, aucun acteur ne défend une baisse de ces surrémunérations qui draine pourtant les meilleurs étudiants vers la fonction publique plutôt que vers le secteur productif, bride la croissance économique et permet enfin que les prix soient bien plus élevés qu’en Métropole.

En ce sens, cette acceptation consensuelle d’une situation macroéconomique héritée du passé, quand l’éloignement nécessitait une compensation financière pour attirer des fonctionnaires métropolitains, peut être vue comme un choix collectif, réel mais non assumé, en faveur de la vie chère.

Gaël Lagadec, Maître de Conférences, laboratoire LARJE (http://larje.univ-nc.nc), Université de la Nouvelle-Calédonie

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