Philosophie en séries


13-03-2010

Les grandes séries sont aujourd’hui les programmes les plus regardés de la télévision. Ce succès ne tient pas qu’à leurs qualités de divertissement. Ces séries mettent en scène les grandes questions de l’existence. On peut les regarder avec intelligence pour philosopher autrement.

Par la spécialisation des études, nous perdons progressivement la compréhension globale de la société. Il faut être à la fois juriste, économiste, sociologue, linguiste, scientifique et philosophe pour en saisir les vrais rouages.

Tout citoyen, et particulièrement tout juriste, sera nécessairement confronté un jour à de grandes interrogations, morales ou politiques : la fin justifie t-elle les moyens ? Tel est le regard de 24h chrono. Kant définissait la bonne action par son intention. Jack Bauer est au contraire un utilitariste obstiné, pour qui seul compte le résultat, la survie du plus grand nombre (de citoyens américain toutefois). Mais il ressemble trop à ses ennemis et nie les valeurs qu’il prétend défendre. Ce sont des choix de l’existence.

Prison break pose la question de la liberté. La liberté absolue n’est qu’une illusion, tant pèsent diverses déterminations sur l’action de chacun. Descartes voyait dans la liberté le pouvoir d’arbitrer entre deux options. Entre la liberté du dehors et celle de la prison de Fox river, c’est une question de degré. Le véritable enjeu de la liberté est alors, non pas de faire ce que l’on veut, mais de subir la contrainte inévitable en comprenant les codes pour agir et choisir. Scotfield n’a pas cessé d’être un homme libre, parce qu’au fond de sa prison, il cause des événements, puissance indubitable de sa liberté.

Le Dr House est un Sherlock Holmes hospitalier (musicien, accroc dépendant et grand observateur). Il cherche la vérité. Celle-ci n’est jamais donnée. Elle n’est pas une évidence. Gaston Bachelard le résumait avec ces mots : « rien ne va de soi ; rien n’est donné ; tout se construit ». Greg House nous offre, face au patient, le raisonnement expérimental : observation, construction de l’hypothèse, expérimentation, au travers du raisonnement dialectique cher à Socrate : susciter des réponses, organiser la réfutation au profit de la vérité absolue qui brise toujours le consensus.

Les experts, qu’ils soient de New York ou de Miami, recherchent la preuve. La science peut-elle tout démontrer ? Elle est mise au service d’un implacable raisonnement démonstratif, sur le modèle syllogistique. C’est le célèbre exemple d’Aristote (qu’aucun expert en blouse blanche n’a lu) : « prémisse majeure : Tous les hommes sont mortels ; prémisse mineure : Or Socrate est un homme ; conclusion : Donc Socrate est mortel ». Les éclats de verre d’une fenêtre cassée de l’intérieur présentent des stries vers l’intérieur. Or, les éclats de verre ramassés sont tournés vers l’intérieur. Donc, le frère de la victime, qui était à l’intérieur, ment. C’est rassurant pour le citoyen, mais faux. Popper disait que l’expérience peut démontrer la fausseté d’un jugement, mais elle ne peut pas prouver sa vérité. Il peut y avoir bien d’autres raisons. Les experts peuvent éliminer les hypothèses fausses, mais toujours un doute subsistera.

Le pénaliste s’intéressera à Dexter Morgan. Ce serial killer qui tue les criminels est-il un justicier ? C’est le conflit entre légalité et légitimité. Bien qu’il ne respecte pas la loi, Dexter respecte l’idéal d’égalité de la justice. Il serait un justicier. Mais rendre justice, est-ce rendre la pareille ? Ne serait-ce que la loi du talion ? Cette loi a été un progrès parce qu’on convertissait la souffrance en quantités évaluables égales. C’était, selon Lévinas, une loi de justice qui distingue la punition de la vengeance. Mais Dexter se heurte à l’impossibilité de réparer. L’exécution du meurtrier ne répare en rien le crime. La justice doit savoir acter de cette égalité impossible et hésiter entre réparer et corriger. Dexter n’hésite jamais, il est un meurtrier.

On s’interrogera aussi sur le bonheur à Wisteria Lane (Desperate Houseswives) ou l’absurdité de l’existence avec Six Feet Under. Et bien d’autres…

Ce petit opuscule passionnant par la réflexion qu’il suscite, « Philosophie en séries » écrit par Thibaut de Saint Maurice, est édité chez Ellipses 2009 (11 €).